ÉCRITURES DRAMATIQUES ET PRATIQUES SCÉNIQUES – UNE VITALITÉ SAISISSANTE
Par Laurent Gallardo
La Catalogne, où la question de la langue se pose nécessairement, porte dans son paysage théâtral sa spécificité linguistique et territoriale. Marquée par une identité culturelle forte et tournée vers le monde, la scène catalane est en constante ébullition. Depuis plusieurs décennies, les auteurs et les autrices dramatiques ne cessent d’explorer de nouvelles voies théâtrales pour dire les maux de nos sociétés occidentales.
Par sa nature linguistique et artistique, le théâtre catalan constitue une réalité doublement minoritaire. Mais, en l’observant de près, on ne peut qu’être saisi par la vitalité qui le caractérise depuis les années 1990. Sans doute faut-il y voir le signe d’un véritable âge d’or, d’une époque bouillonnante jamais atteinte jusqu’alors dans son histoire. De toute évidence, en Catalogne et dans les autres territoires de langue catalane, le théâtre s’avère aujourd’hui prolifique. On n’aura jamais autant écrit, joué et publié en catalan. Loin d’être le fruit d’une conjoncture particulière, cette profusion se perpétue depuis une trentaine d’années, comme en témoignent les générations successives de dramaturges faisant le choix du catalan comme langue d’expression artistique. Si les raisons politiques et sociales qui justifient un tel état de fait sont nombreuses, il convient aussi de souligner, dans le champ artistique, le rôle déterminant que joue l’Institut del Teatre (Barcelone), centre de formation universitaire pour les métiers liés aux arts du spectacle. Depuis les années 80, il apparaît comme le principal lieu de transmission d’une tradition théâtrale qui, génération après génération, ne cesse de se maintenir tout en se renouvelant. Des auteurs tels que Helena Tornero, Victoria Szpunberg ou encore Carles Batlle s’y sont formés avant d’assurer, eux-mêmes, la formation des jeunes dramaturges d’aujourd’hui.
L’EXPÉRIENCE COLLECTIVE : UN NOUVEAU LANGAGE SCÉNIQUE
Ceux-ci ont, pour la plupart, des profils polyvalents et envisagent l’écriture dramatique comme une facette parmi d’autres au sein d’une pratique théâtrale souvent multiforme. On pourrait citer à titre d’exemple le cas de Jordi Oriol, à la fois musicien, acteur, metteur en scène et qui, selon ses propres mots, « aime écrire pour le plateau ». Son théâtre hautement poétique représente un véritable défi pour les traducteurs car Jordi Oriol jongle avec les mots et les métaphores, poussant la langue dans ses ultimes retranchements, là où les paradoxes ouvrent sur une réflexion sensible. Dans sa Trilogie de la lamentation, composée de La Chute d’Amlet (2007), L’Empesté (2015) et La Mauvaise Diction (2021) 1, Jordi Oriol dialogue avec les tragédies shakespeariennes (Hamlet, La Tempête et Macbeth) en explorant une poétique de la réécriture, où le mot devient à proprement parler le moteur même de l’action théâtrale. Entre tradition et création, théâtre et poésie, il reprend le flambeau des rénovateurs de la langue catalane, faisant de la scène le lieu d’une expérimentation langagière contemporaine.

Cette polyvalence des jeunes dramaturges catalans est également au cœur du travail artistique que mènent aujourd’hui des compagnies d’un genre nouveau. Celles-ci fonctionnent sur un mode hybride en regroupant des artistes qui s’adonnent de manière quasi concomitante à l’écriture, au jeu et à la mise en scène. La création collective y est particulièrement prégnante. Ainsi, lorsque le texte est pris en charge par l’un des membres de la compagnie, ce dernier intègre dès l’écriture les conditions matérielles de son devenir scénique. Comme exemples de cette approche collective, on pourrait citer la compagnie Indi Gest dans laquelle évolue Jordi Oriol lui-même, La calòrica pour laquelle écrit généralement Joan Yago, ou encore La Ruta 40, compagnie qui a pour habitude de commander des textes à des auteurs tels que Josep Maria Miró, Marc Artigau ou encore Lluïsa Cunillé.

Ces compagnies mettent au cœur de leur travail l’oscillation constante entre le texte et la scène afin de trouver une voie praticable, à mi-chemin entre le rapport classique à la représentation et une approche postdramatique excluant toute dramaturgie textuelle.
DIRE LES BOULEVERSEMENTS DU MONDE
Sans doute le signe le plus visible de la vivacité du théâtre catalan est-il son aptitude à s’exporter au niveau international. On soulignera à cet égard le parcours emblématique d’auteurs tels que Pau Miró, Josep Maria Miró, Helena Tornero ou encore Joan Yago, dont les pièces sont aujourd’hui jouées dans bon nombre de pays d’Europe et du continent américain. Ces dramaturges ont en commun de créer un théâtre qui, bien qu’ancré dans la réalité catalane, interroge, par le biais de traditions diverses, les mutations et les démons de la société occidentale. Dans sa Trilogie animale, composée de Buffles (2008), Girafes (2009) et Lions (2009), Pau Miró reprend à son compte une écriture de la fable, où les comportements humains évoluent entre réalisme et métaphore animale pour composer une réflexion sur la famille qui met au jour la solitude de l’individu contemporain. Josep Maria Miró développe, quant à lui, un théâtre où l’intime ne cesse de dialoguer avec le politique. Dans Le Principe d’Archimède (2012), il construit une histoire à partir d’un fait dont on ne sait s’il a réellement eu lieu : un enfant raconte à ses parents avoir vu un maître-nageur embrasser l’un de ses camarades sur la bouche. S’agit-il d’un baiser innocent sur la joue, comme le clame le maître-nageur, ou faut-il voir dans ce geste une intention réellement malsaine ? Les faits sont soumis à deux lectures contradictoires de sorte que le spectateur est mis en demeure de prendre part au débat que la pièce suscite quant au difficile équilibre entre liberté et sécurité. Dans Le Futur (2019), Helena Tornero livre, pour sa part, un road drama à travers l’Europe, qui nous invite à réfléchir sur les enjeux sociétaux agitant le vieux continent : la crise des migrants, la conscience écologique et la quête de sens d’une jeunesse qui s’insurge contre le matérialisme capitaliste. Joan Yago propose, lui aussi, un questionnement d’ordre politique dans Brefs entretiens avec des femmes exceptionnelles (2016). Comme le titre de la pièce l’indique, les cinq scènes qui la composent prennent la forme d’entretiens menés par une voix d’homme (situé hors scène) avec des femmes dont l’existence s’avère hors du commun en cela qu’elle rompt, d’une manière ou d’une autre, avec une certaine norme sociale. L’auteur interroge ainsi la question de la perfection esthétique, du mariage homosexuel, du port d’armes aux États-Unis, du transhumanisme, de la transidentité et de l’addiction. Loin de tout jugement moral, il met en scène la différence dont autrui est porteur afin d’en faire le miroir déformant où se reflète notre propre différence.
UN MODÈLE EN PLEINE MUTATION
Sur le plan institutionnel, il faut souligner que cette internationalisation du théâtre catalan est rendue possible par un fort subventionnement de la part de la Generalitat (le Gouvernement autonome de la Catalogne). Depuis quelques années, l’Institut Ramon Llull, dont la mission première est la promotion de la culture catalane à l’international, développe des programmes de traduction spécifiques pour les arts de la scène. Les auteurs peuvent ainsi monter des projets en collaboration avec des traducteurs en vue de diffuser leurs œuvres. On remarque, à cet égard, une insistance particulière de la part des institutions pour promouvoir le théâtre de langue catalane présent dans les territoires autres que la Catalogne, tels que les îles Baléares et la Communauté valencienne, où la production dramatique est aujourd’hui abondante.

L’un des traits spécifiques de ce panorama riche et hétéroclite réside aussi dans son évolution vers une plus grande parité entre femmes et hommes dans les pratiques artistiques. Grâce à une prise de conscience collective qui traverse toute la société catalane, les metteuses en scène sont aujourd’hui plus nombreuses et leur travail fait l’objet d’une attention particulière de la part des principales scènes barcelonaises. À titre d’exemples, on soulignera le travail singulier de Carlota Subirós qui revisite, à l’aune de notre actualité, le répertoire classique (Shakespeare, Tchekhov, Williams, Fosse) ou encore la sensibilité d’Alícia Gorina dont le théâtre, à la fois expérimental et politique, explore le rapport au corps et à la féminité. Dans le domaine de l’écriture, on a également vu émerger ces dernières années une nouvelle génération d’autrices, dont font partie Victoria Szpunberg, Helena Tornero, Marta Buchaca ou encore Cristina Clemente. Leurs œuvres, extrêmement variées sur le plan stylistique, sont aujourd’hui montées avec régularité sur les principales scènes catalanes. À cela s’ajoute l’intérêt de jeunes metteurs en scène talentueux (Carlota Subirós, Albert Arribas ou encore La Ruta 40) pour la dramaturge Lluïsa Cunillé, dont l’œuvre monumentale, composée d’une cinquantaine de pièces, constitue l’une des manifestations les plus suggestives du théâtre catalan. Par sa capacité à renouveler de manière incessante la forme dramatique, cette autrice a en effet su créer un univers captivant, évocateur et hautement politique, qui la situe parmi les figures de proue de la production théâtrale européenne.
Ces auteurs et ces autrices montrent combien la scène catalane est aujourd’hui vivante. Aux prises avec la réalité contemporaine, ils ne cessent d’en interroger les conflits, les illusions et les désillusions. Bien sûr, il reste encore de nombreux défis à relever. De toute évidence, le déséquilibre actuel entre un théâtre privé omniprésent et un théâtre public dont les conditions d’existence sont de plus en plus précaires risque à la longue de porter atteinte à une certaine conception artistique de la création théâtrale. Mais cet état de fait est peut-être aussi le signe d’une normalisation réussie car, envisagé de la sorte, le théâtre catalan ne semble pas très éloigné de la réalité qui affecte les autres pays européens.



1. Voici les titres originaux : La Trilogia del lament est composée de La caiguda d’Amlet, L’empestat et La mala dicció. Pour les raisons que nous évoquons, les pièces de Jordi Oriol ne sont pas traduites en français.