Nika Parkhomovskaïa, journaliste, conseillère dramaturgique et productrice, a quitté la Russie en 2022. Elle nous livre, en français (avec la complicité de Marie-Christine Autant-Mathieu), ses réflexions sur son rapport à la langue russe, loin de sa patrie, mais aussi à la langue d’accueil qu’elle tente de faire sienne. À sa voix se mêlent celles d’artistes russes, toutes et tous contraints, comme elle, à l’exil. 

Par Nika Parkhomovskaïa

J’entends souvent mes collègues russophones, et en particulier les écrivains, dire que pour eux, la patrie, c’est la langue. La langue russe et pas les bouleaux, les peupliers de leur pays, les tombes de leurs ancêtres, pas même leur maison ou leur famille. En va-t-il de même pour moi, pour mes amis de théâtre, pour nous qui avons vécu différemment le départ de la Russie ?

Quand la guerre contre l’Ukraine a commencé, j’ai eu l’impression de ne plus pouvoir parler et pendant quelques semaines, mon corps a refusé d’écrire, que ce soit des articles commandés par des revues, des comptes rendus de conférences scientifiques ou des descriptions de projet. Je ne pouvais qu’envoyer des messages contre la guerre sur Facebook ou répondre à des propositions d’aide, de la part d’amis étrangers.

Je n’ai pas gardé le silence, mais tous mes mots semblaient absurdes et inutiles.

Une fois cet état passé, un autre obstacle a surgi soudain – l’autocensure. Dans le contexte de la répression croissante contre ce qui « ne peut pas être dit », du danger d’appeler « guerre » la guerre et de l’introduction effective de la censure dans le pays, les mots ont rapidement perdu leur sens.

Après avoir quitté la Russie, je me suis sincèrement réjouie, au début, de la liberté et du fait que je pouvais parler ouvertement, dire ce que je pensais, appeler les choses par leur nom. Mais peu à peu, l’euphorie est passée et j’ai éprouvé un sentiment d’incohérence – principalement à cause de la langue.

Je parle français, mais pas assez pour pouvoir exprimer mes pensées et surtout mes sentiments, mon anglais simplifié interfère souvent et me gêne. Je ne peux communiquer pleinement qu’en russe avec des amis émigrés et avec ceux qui sont restés dans notre pays d’origine.

Après quelques mois, j’ai commencé, comme avant, à écrire des articles pour les médias russophones, puis germanophones, mais ces textes sont en anglais et donc toujours traduits pour les lecteurs par quelqu’un d’autre.

Parfois, j’oublie des mots dans toutes les langues à la fois et je ne sais pas comment expliquer les choses les plus simples.

Après presque un an d’émigration, je pense parfois que tôt ou tard, je deviendrai bilingue – je pratique maintenant les deux langues et parfois l’anglais « passe en premier ». Le russe ne me manque pas parce que je continue à le lire, à envoyer des messages, à écrire des textes. Parfois, je souffre de mon français imparfait et j’envie ceux dont c’est la langue maternelle. Parfois, j’oublie des mots dans toutes les langues à la fois et je ne sais pas comment expliquer les choses les plus simples. Parfois, je suis contente d’avoir gardé un environnement linguistique familier et parfois, cela me frustre.

Mais je n’écris pas de textes artistiques et je ne mesure donc pas ce que c’est que d’être privé de son outil principal : la langue. C’est pourquoi, lorsque j’ai préparé cet article, j’ai interrogé quelques auteurs russophones à ce propos.

L’auteur dramatique Alexeï Zhitkovsky, contraint de quitter la Russie pendant un certain temps, m’a répondu qu’il ne s’était jamais senti coupé de sa langue maternelle durant les six derniers mois qu’il a passés physiquement en dehors de ce champ linguistique. Il pense même qu’au contraire, il s’y est attaché encore plus :

« Ce n’est pas seulement parce que je travaille avec des textes russes, parce que je dirige des master classes, pas seulement en raison de mes lectures, de mes observations, de mes conversations avec des amis et des proches. Avant, je n’avais pas pris conscience que cette langue faisait partie de moi. Et cette incorporation n’est pas une limitation. Si on est impliqué dans ce phénomène complexe qu’est la langue, on est impliqué dans quelque chose de plus que des lettres, des sons, des constructions, des discours, des énonciations. Selon Bibikhine, la langue et le monde sont étroitement liés. Et je l’ai senti. Quand quelque chose manque, on en ressent la valeur. »

La philologue et critique d’art Inna Rozova, qui s’est installée en France durant l’été 2022, distingue sa relation avec le russe en deux périodes – avant et après l’émigration.

« En Russie, le recours à la langue d’Ésope, qui nous ramène à l’ère soviétique et qui consiste à contourner la censure par des détours et des allusions, a immédiatement retrouvé droit de cité.  Comme il a été rapidement interdit de nommer la guerre, j’ai beaucoup écrit sur différents événements culturels, en les corrélant avec ce qui se passait dans le pays, mais sans tirer de conclusions directes. »

À l’étranger, la valeur de la langue russe a augmenté en raison de la rareté de son usage, et ceux pour qui c’est le principal outil de travail doivent en prendre soin. « Par conséquent, la précision de l’expression de la pensée, la sélection des mots, l’expressivité sont devenues particulièrement importantes. La possibilité d’écrire en russe pour moi est un moyen de maintenir le dialogue avec ceux qui sont restés en Russie. »

Pour l’autrice dramatique Lydia Golovanova, qui vit en Allemagne, le russe n’est pas une valeur, mais plutôt un fardeau.

Dans la rue et les lieux publics, elle essaie en vain de mettre de côté cette langue qu’elle ressent et pour laquelle elle n’a pas besoin de faire travailler son cerveau.

Le russe aujourd’hui a perdu son caractère informatif, c’est un corps qui a perdu sa mémoire musculaire et qui réapprend à bouger. 

« Quand tu te trouves dans un milieu non russophone et que tu entends parler russe dans la rue, aussitôt ta langue refait surface. Ces phrases du quotidien, insignifiantes, que tu entends prennent du sens soudain, ton oreille perçoit avec beaucoup d’acuité la mélodie ordinaire du “Eh bien, eh bien, comment ça va chez vous ?”

En ce qui concerne l’écriture, je m’intéresse au langage non pas comme un moyen de raconter des histoires ou comme un moyen de donner du sens, mais comme un matériau d’expérimentation. »

Pour Golovanova, le russe aujourd’hui a perdu son caractère informatif. Pour elle, c’est un corps qui a perdu sa mémoire musculaire et qui réapprend à bouger.

Le russe, pour beaucoup de gens qui écrivent, a perdu son sens, sa sonorité et son charme. Mais, en dehors de la question de la langue, tous ceux qui sont partis devront trouver leur identité, des valeurs autour desquelles se reconstruire.

En attendant, chacun fait comme il peut – certains en assimilant et en essayant d’écrire dans une langue étrangère, d’autres en gardant leur langue maternelle et son environnement de communication, d’autres encore en restant silencieux et en marquant une pause.

Je veux croire que ces différentes postures ont un potentiel de développement, qu’elles ne sont pas seulement une tentative de survivre au traumatisme.

Nika Parkhomovskaïa est une conseillère dramaturgique, curatrice et productrice russe. Elle a été rédactrice de la revue Teatr., a publié de nombreux articles au Petersburg Theatre magazine, au journal Vedomosti, au magazine Forbes, etc. Elle enseigne l’histoire du théâtre et de la danse, donne des conférences sur l’approche socioculturelle, dirige des séminaires sur la chorégraphie sociale. Elle est également engagée dans l’organisation d’événements théâtraux : elle a été directrice administrative du festival « Nouveau Théâtre européen », directrice du nouvel espace du Théâtre des Nations, a dirigé l’espace théâtral inclusif L’Appartement où elle a produit le spectacle Exploration de l’horreur (prix spécial Masque d’or, 2020). Elle a également dirigé la plateforme éducative de danse contemporaine SOTA, ainsi que le Forum-Festival de théâtre social « Un Certain Regard ». Depuis 2022, elle vit en Europe où elle espère poursuivre ses activités de programmation, de recherche et de journalisme.