Avec la compagnie Grupo Marea, il sillonne les scènes d’Europe et des Amériques. Pour cette 78e édition du Festival d’Avignon, il signe sa première mise en scène en français. Rencontre avec l’auteur et metteur en scène argentin Mariano Pensotti.

Propos recueillis par Christilla Vasserot et traduits par Victoria Mariani

Pour l’édition 2024 du Festival d’Avignon, l’auteur et metteur en scène Mariano Pensotti a écrit et mis en scène une pièce intitulée Une ombre vorace, traduite par Christilla Vasserot. Comme tous ses spectacles, celui-ci est le fruit d’un travail collectif avec tous les membres du Grupo Marea : Florencia Wasser (production), Diego Vainer (musique et son), David Seldes (lumières), Mariana Tirantte (scénographie et costumes). Mais, cette fois, le spectacle est créé en français, avec les acteurs Cédric Eeckhout et Élios Noël.

Mariano Pensotti aime raconter des histoires, et il sait s’y prendre pour créer de l’empathie avec ses personnages, portés par des acteurs qui se jouent sans cesse de la réalité pour mieux servir la fiction. Une ombre vorace est une histoire d’hommes : un acteur en quête de reconnaissance et un alpiniste parti à la recherche de son père disparu en montagne se retrouvent liés par le tournage d’un film où l’un joue le rôle de l’autre, qui toujours plane comme une ombre.  Mais l’ombre vorace, c’est surtout celle du père. Et c’est du théâtre que viendra le salut. Car cette pièce est aussi une histoire de théâtre.

Un extrait de la pièce de Mariano Pensotti, Le passé est un grotesque animal, traduite par Marc-Antoine Cyr, a été publié dans le volume Nouvelles écritures théâtrales d’Amérique latine. 30 auteurs sur un plateau, sous la direction de Denise Laroutis et Christilla Vasserot, série Les Cahiers de la Maison Antoine Vitez, nº9, éditions Théâtrales, 2012.

Christilla Vasserot : Tu présentes au Festival d’Avignon ta dernière création intitulée Une ombre vorace. Tu as écrit la pièce en espagnol et tu la mets en scène en français, avec deux acteurs français (Cédric Eeckhout et Élios Noël). Est-ce la première fois que tu diriges une mise en scène dans une langue qui n’est pas la tienne ?

Mariano Pensotti : Non, j’ai déjà mis en scène deux pièces en allemand, dont Diamante, une commande de la Ruhrtriennale. L’histoire se déroulait en Argentine, dans le village fictif de Diamante,une sorte de colonie ouvrière créée par une entreprise allemande pour ses travailleurs. L’allemand était la langue majoritaire du spectacle, mais certaines scènes rassemblaient des personnages allemands et argentins. Ils s’exprimaient alors dans une langue hybride, inventée, un mélange d’espagnol, d’allemand et d’anglais. Mais une mise en scène en français, c’est une première pour moi. Dans ma précédente création, La Obra, un acteur s’exprimait en français tandis que les autres parlaient espagnol. Mais c’est la première fois que je mets en scène une pièce avec des acteurs exclusivement francophones.

C.V. : Qu’est-ce que cela change dans ta façon de travailler avec les acteurs ?

M.P. : Je dirais que ma manière de diriger les acteurs est la même, mais que la langue utilisée pendant les répétitions conditionne notre lien. Tout le travail du metteur en scène se fonde sur la parole. Quand je travaille dans une autre langue que la mienne, on finit par communiquer en anglais. C’est le cas avec Cédric Eeckhout et Élios Noël. On est alors amené à donner des indications d’une manière plus substantielle que si l’on travaillait avec quelqu’un dont on partage la langue. Il est probable que certaines choses m’échappent, alors, pour la deuxième période de répétitions, je compte sur la présence d’un ami français metteur en scène qui m’aidera à voir si les personnages sont interprétés comme je le souhaite.

Je m’efforce d’oublier que mes pièces vont être représentées à l’étranger ; elles ne sont ni internationales, ni neutres, ni adaptables à différents contextes

C.V. : En tant qu’auteur et metteur en scène, tu as l’habitude de retravailler tes textes au cours des répétitions. L’étrange(re)té de la langue a-t-elle été une limite ou t’a-t-elle conduit à reporter ton attention sur d’autres éléments (le rythme, les mouvements…) ?

M.P. : Mon travail se fonde sur un code commun et une parole partagée. Dans mes pièces, le texte occupe une place centrale. À la différence de mes autres spectacles, je n’ai pas beaucoup réécrit le texte d’Une ombre vorace pendant les répétitions. Ne pas avoir accès exactement à certaines subtilités de l’incarnation d’un texte, ce n’est pas évident, c’est une souffrance. Les comédiens pouvaient proposer de changer un mot ou un détail, mais quand je travaille avec des acteurs argentins, ils improvisent, on réécrit le texte ensemble. D’un autre côté, ce travail dans une autre langue m’a permis de mieux me concentrer sur les sonorités du texte, notamment lorsqu’un personnage dit quelque chose et que l’autre dit la même chose ou son contraire. Cette pièce a une parole très musicale.

C.V. : La pièce, bien qu’écrite en espagnol, sera créée en France. Avais-tu cette donnée en tête en l’écrivant ?

M.P. : Oui et non. Certes, les deux protagonistes de la pièce, Jean et Michel, sont français ; c’est la première fois qu’il n’y a aucun Argentin dans une pièce que j’écris ! Cela étant dit, leur nationalité n’est pas un sujet central et l’histoire ne se déroule pas en France, mais entre l’Himalaya et l’Argentine, dans les lieux où Michel tourne dans un film où il incarne le rôle de Jean. J’avais peut-être besoin de ce glissement géographique. La plupart de mes pièces, en effet, mettent en scène des personnages dont les vies sont ancrées à Buenos Aires, marquées par l’histoire de la ville et de l’Argentine. En revanche, j’ai écrit ce texte de la même manière que si les personnages avaient été argentins. Je m’efforce d’oublier que mes pièces vont être représentées à l’étranger ; elles ne sont ni internationales, ni neutres, ni adaptables à différents contextes. Leur traduction peut alors s’avérer complexe, de même que leur réception pour un public non argentin, car elles sont pleines de références historiques et culturelles liées à l’Argentine, mais aussi empreintes d’une manière de parler très liée au caractère argentin.

C.V. : Il y a même un clin d’œil humoristique : le studio de tournage dans lequel l’équipe du film va tourner les scènes dans la grotte se situe… à Buenos Aires. En fait, même de façon fugace, la pièce parle aussi de l’Argentine… 

M.P. : Comme mes pièces sont jouées en Argentine et en Europe, je fais en sorte qu’une réflexion sur la relation entre les deux continents apparaisse. Je considère que les conditions de production ont un impact sur l’œuvre, il y a là quelque chose qui relève d’une pensée marxiste. Dans Une ombre vorace, on trouve cette touche d’humour autour de l’Argentine et de sa dépendance économique envers l’Europe. Cette pièce résonne aussi différemment ici et là-bas. Un des personnages marche sur les pas de son père alpiniste disparu, dont on n’a pas retrouvé le corps, ce qui n’est pas anodin au regard de l’histoire contemporaine de l’Argentine. Mes pièces sont pleines de pères absents, disparus, ça apparaît inconsciemment, même dans Une ombre vorace.

Cette pièce sera créée à Avignon dans une forme itinérante. C’est à la fois une exigence et un défi

C.V. : Comme tu l’as souligné, il s’agira d’une pièce itinérante, jouée dans différents lieux du festival, dans et en dehors d’Avignon. Est-ce que cela a aussi déterminé la conception du spectacle, sa scénographie notamment, sachant l’importance que vous accordez, toi et la scénographe Mariana Tirantte, à cet élément ?

M.P. : J’ai écrit la pièce en sachant qu’elle serait créée au Festival d’Avignon dans une forme itinérante. Cette itinérance était une donnée déterminante. En effet, il était impératif que la scénographie puisse être montée et démontée rapidement. C’est à la fois une exigence et un défi. Les lieux où nous allons jouer, en revanche, n’ont en aucune manière affecté la conception du spectacle. Pas question d’adapter le contenu à tel ou tel public sous prétexte qu’il serait moins habitué à voir du théâtre. Je viens d’un quartier populaire de la banlieue de Buenos Aires, cela ne m’a pas empêché d’avoir accès à une offre culturelle riche, complexe. C’est précieux.

C.V. : Les créations de la compagnie Grupo Marea sont menées collectivement. Comment vous y êtes-vous pris pour ce spectacle en particulier ? Les autres membres de la compagnie ont-ils aussi travaillé avec les acteurs français lors de leur venue à Buenos Aires ?

M.P. : Nous avons pu travailler tous ensemble. Notre méthode de travail n’a pas changé, cependant nous disposions de moins de temps. Nos répétitions durent généralement trois mois, là elles se sont déroulées sur sept semaines. C’est aussi une pièce plus brève, avec moins d’acteurs, mais l’équipe était présente durant toutes les répétitions.

J’ai une fascination pour les grands romans du XIXe siècle qui prétendaient être plus grands que la vie

C.V. : L’une des particularités de ton écriture, c’est que les personnages sont aussi des narrateurs…  

M.P. : Mes pièces ont une épaisseur narrative, tout en restant imprégnées du parler de Buenos Aires. Une formulation très orale, d’apparence banale, peut être suivie d’une phrase beaucoup plus écrite. C’est aussi lié à la manière de jouer des acteurs argentins. Mais les acteurs français ont peu à peu incorporé cette idée.

C.V. : D’où vient la récurrence dans ton travail du dédoublement des acteurs en personnages et narrateurs ?

M.P. : J’ai une fascination pour les grands romans du XIXe siècle qui prétendaient être plus grands que la vie, à la fois représentations de la réalité et inventions. Balzac, Stendhal, Tolstoï… J’ai donc cherché des moyens pour rendre présente la littérature sur scène sans tomber dans la discursivité. La figure du narrateur présente sur scène, comme une voix off réalisée en direct, me permet ces deux choses. C’est même plutôt la voix d’un entomologiste qui décrirait ce qui arrive aux personnages. Cela nous permet d’avoir des scènes très quotidiennes, qui sont resignifiées par le discours qui les accompagne, mais aussi de dissocier narration et représentation. La narration permet de donner un cadre à chaque scène en racontant les pensées des personnages pendant qu’ils agissent, des choses qui ont déjà eu lieu ou qui auront lieu. En fait, la dimension littéraire du théâtre m’a toujours intéressé.