Au lendemain de la révolution syrienne de 2011, bon nombre d’auteurs dramatiques sont contraints à l’exil. Après quelques années au Liban, c’est en Europe qu’ils s’installent et accèdent, pour certains, à une notoriété à l’international. À partir des pièces syriennes du catalogue de la Maison Antoine Vitez – signées Mohammad Al Attar, Hatem Hadawy, Liwaa Yazji, Wael Kadour et Omar Aljbaai –, nous explorons les contours de ces dramaturgies. Dans ces esthétiques plurielles, deux tendances majeures apparaissent : le documentaire et la critique. Couvrant les années 2012 à 2020, notre corpus permet aussi d’observer l’évolution de ces écritures syriennes de l’exil qui, après un certain succès, sont aujourd’hui en mal de visibilité. La chute du régime Assad en décembre 2024 pourrait toutefois leur donner une nouvelle place sur la scène internationale, ainsi que dans leur propre pays.

Par Anaïs Heluin

Alors que les écritures syriennes des années 1970-1990, considérées par beaucoup comme l’âge d’or du théâtre syrien, demeurent encore à ce jour largement méconnues en France et en Europe, des auteurs et des autrices dramatiques commencent à émerger sur les scènes européennes au cours des années 2014-2015, après la révolution de 2011. Ils ont alors pour la plupart la trentaine. Et la grande majorité sort d’un premier exil, le plus souvent vécu au Liban. L’auteur Mohammad Al Attar, avec sa pièce Tu peux regarder la caméra ?, est celui qui rencontre non seulement le succès le plus spectaculaire, mais aussi le plus précoce. Écrit en 2012, traduit en français en 2015 par Jumana Al-Yasiri et Leyla-Claire Rabih, avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, ce texte connaît une tournée mondiale dans une mise en scène d’Omar Abu Saada, qui forme avec l’auteur un duo des plus féconds. Dans sa thèse soutenue en 2019, intitulée De la marge au centre, de Syrie en exil : itinéraires d’un jeune théâtre syrien, le chercheur et traducteur français Simon Dubois décrit le parcours du binôme comme étant « peut-être le plus impressionnant de la génération ». Cette notion de génération est importante pour comprendre les écritures de Mohammad Al Attar, Hatem Hadawy, Liwaa Yazji, Wael Kadour ainsi qu’Omar Aljbaai et, plus largement, les écritures syriennes de l’exil post-révolution.

La majorité de ces auteurs et de ces autrices – à l’exception d’Omar Aljbaai, qui interroge plus qu’il n’affirme l’existence d’un tel lien – sont conscients d’appartenir à cette même génération. Ils se reconnaissent comme appartenant à un même ensemble, qui ne se définit pas uniquement par l’âge, mais surtout par la formation. « Nous sommes tous sortis diplômés dans les mêmes années, autour des années 2000, de l’Institut supérieur des arts dramatiques (ISAD), l’unique formation de théâtre publique en Syrie », explique la curatrice, autrice et traductrice indépendante Jumana Al-Yasiri, qui, en plus de la pièce de Mohammad Al Attar a traduit – toujours avec le soutien de la MAV – deux autres pièces à découvrir cette année au Festival d’Avignon : Chèvres de Liwaa Yazji, cotraduite avec Leyla-Claire Rabih, dans le cadre du cycle de lectures « Ça va, ça va le monde ! » de Radio France internationale (RFI) et l’inédite Terror, de la même autrice, dont la lecture est au programme du « Souffle d’Avignon ». Lors d’une rencontre organisée par la MAV et la Chartreuse le 15 juillet, la traductrice dialoguera avec Liwaa Yazji et Hatem Hadawy après la lecture publique du texte de ce dernier, Le Mur ou l’éternité d’un massacre. Quant à Wael Kadour, dont les pièces L’Aveu, traduite par Wissam Arbache et Hala Omran, et Braveheart, traduite par Simon Dubois, sont au catalogue de la MAV, il répondra à l’invitation du Festival d’Avignon et de la SACD à rejoindre le dispositif « Vive le sujet » pour sa performance Chapitre 4. Cette 79e édition du festival rassemblera ainsi une fraction de cette nouvelle génération. Ce temps de visibilité qui lui est offert est d’autant plus précieux que l’engouement qu’elle a suscité au sein des lieux et institutions européennes est, à quelques exceptions près, assez vite retombé. « Le conflit syrien ayant duré trop longtemps, il a conduit à une certaine normalisation avec le maintien au pouvoir du régime Assad et des violences dans le pays. Ce désintérêt est aussi lié à la radicalisation des groupes armés. Le monde ne comprenait plus ce qui se passait en Syrie, il y a donc eu un éloignement général des récits syriens. Le programme avignonnais montre que cela commence à changer depuis la chute du régime Assad. Syria is sexy again », commente Jumana Al-Jasiri.

Génération révolution

Plus marquée en France qu’à Berlin, où la grande majorité des auteurs syriens de cette génération s’installent pour diverses raisons que détaille Simon Dubois dans son article « Un destin allemand pour le théâtre syrien ? Dynamiques d’une rencontre » 1, la relative et soudaine notoriété des écritures syriennes de l’exil tient en partie à la révolution. Ce soulèvement populaire et sa violente répression par le régime de Bachar Al Assad sont au cœur de bon nombre des textes qui leur sont immédiatement contemporains et la vague mondiale du théâtre documentaire devient l’un des chemins principaux d’écriture pour les auteurs. Le destin théâtral des événements qui se sont succédé au lendemain de la révolution ne s’arrête pas là. Espoirs vite déçus et violences reviennent régulièrement par la suite dans la production dramatique des auteurs en exil, sous des formes diverses. Notre corpus est très représentatif de cette récurrence. De nos sept textes écrits entre 2012 et 2025, les deux plus anciens – Tu peux regarder la caméra ? de Mohammad Al Attar, L’Aveu (2013) de Wael Kadour (2013 – et Le Mur ou l’éternité d’un massacre (2022) de Hatem Hadawy, se situent en début de période répressive, quand l’élan révolutionnaire n’est pas encore tout à fait éteint. Chèvres, de Liwaa Yazji (2017), s’ancre quant à elle en 2015, en pleine guerre. Ce n’est que dans les écritures les plus récentes que l’on observe un certain éloignement du contexte politique et social qui a provoqué un départ massif des Syriens à l’étranger. À l’exception de Hatem Hadawy qui, depuis la France des années 2020, exécute un saut en arrière de dix ans – il y met en scène le massacre perpétré en 2012 par le régime à Deir Ez-Zor, à l’est de la Syrie –, les pièces les plus récentes que nous soumettons ici à notre analyse se tiennent soit dans un pays européen (Braveheart de Wael Kadour) soit dans un contexte plus globalisé (Terror de Liwaa Yazji) ou non précisé (Le Lâche d’Omar Aljbaai).

La relation aux événements qu’entretiennent dans leur théâtre ces auteurs et ces autrices est au moins complexe, sinon problématique. Leur distance temporelle et géographique avec le récent passé de leur pays, ainsi que le fait d’écrire dans une langue qui n’est pas celle des potentiels lecteurs ou spectateurs de leurs pièces (sauf pour Omar Aljbaai, qui écrit Le Lâche à Beyrouth en 2020), contribuent en partie à ce phénomène. Selon Simon Dubois, les termes et les enjeux de l’art se « redéfinissent dans l’exil ». Autrement dit, l’engagement que défendaient à leurs débuts en Syrie certains auteurs laisse place dans la plupart des cas à une double approche documentaire et critique, dans le sens d’un questionnement des outils du théâtre et de son utilité sociale et politique. Rapportées par Simon Dubois dans une contribution au Global Politics of Artistic Engagement beyond the Arab Uprisings, les réflexions de Mohammad Al Attar 2, dès 2012, lorsqu’il évoque sa pièce Tu peux regarder la caméra ? , en disent long sur ces mutations. « Comment rendre compte du réel sans en faire un simple étalage qui réduirait l’œuvre à un rôle de messager ? », se demande alors Simon Dubois dans ses travaux de recherche. L’auteur répond en faisant de ces questions le cœur de son écriture. Dans la pièce traduite par Jumana Al-Jasiri et Leyla-Claire Rabih, en effet, on suit une jeune femme dans son processus de réalisation d’un documentaire, basé sur des témoignages d’anciens prisonniers, et dans ses doutes multiples. « Cela permet d’interroger la fabrication du présent dans le contexte syrien où la couverture journalistique militante et citoyenne est l’unique moyen de donner corps au mouvement politique », analyse Simon Dubois.

Théâtres de la fragilité

Pas moins de trois autres pièces du répertoire de la MAV mettent en scène le geste de création. Nous touchons là à l’un des traits saillants des dramaturgies syriennes de l’exil, dont Wael Kadour est l’un des représentants majeurs. D’abord réfugié en Jordanie, il arrive à Paris en 2016 et, après quelques pièces de fiction relativement classiques, se tourne vers la création de zones troubles entre fiction et réalité, où le geste de création s’expose dans toute sa fragilité. Ainsi, dans L’Aveu, un jeune metteur en scène qui répète La Jeune Fille et la Mort de l’Argentino-Chilien Ariel Dorfman se voit bousculé dans son geste par la violence du réel. La répression en cours vient percuter le processus de création, notamment à travers l’un des comédiens qui reconnaît son ancien bourreau en la personne de l’oncle du metteur en scène. Écrit sept ans plus tard, en 2020, Braveheart va plus loin encore dans l’exposition du tremblement de l’acte théâtral, voire de son impossibilité : dans le dialogue entre deux exilés en France, c’est le geste même d’écriture qui est mis en question. En empruntant ce chemin théâtral critique ou post-dramatique, qu’il partage avec de nombreux autres auteurs de sa génération – tels que Wael Ali, qui ne figure pas au catalogue de la MAV car, arrivé en France très tôt, il est en mesure de traduire lui-même ses pièces et dont le travail passionnant documente des moments de l’histoire syrienne tout en questionnant le mode de création –, Wael Kadour cherche davantage à faire état de toutes les contraintes qui pèsent sur son travail théâtral, à commencer par son propre état mental, dont il n’hésite pas à laisser entrevoir les vulnérabilités : « La condition des artistes en exil est extrêmement fragile, j’en connais beaucoup qui, pour cette raison, ont arrêté de faire du théâtre. Si ma période jordanienne de quatre ans, pendant laquelle j’écris L’Aveu, a déjà été difficile, c’est lorsque j’arrive en France qu’il devient évident pour moi de mettre ma fragilité au cœur de mon écriture. L’espoir que j’avais jusqu’alors de rentrer en Syrie s’effondre, ce qui touche forcément la manière dont je travaille, dont je réfléchis. De 2021 à 2024, je me sens profondément coincé. Tout changement politique en Syrie paraît impossible, je traverse une dépression sévère. Je réalise que, même lorsqu’il trouve les soutiens nécessaires pour faire du théâtre, un artiste en exil n’a pas la pleine maîtrise de son geste : la décision repose sur d’autres, qui ont leurs attentes, leur vision de ce que doit être le théâtre lorsqu’il est écrit et mis en scène par un Syrien. » La solitude qu’il exprime relie paradoxalement son écriture à d’autres œuvres nées en exil. Omar Aljbaai, par exemple, développe dans Le Lâche une fiction dont l’objet principal est l’incapacité à écrire de l’un des personnages, Saado, homme dans la trentaine. Écrite au Liban peu de temps avant que son auteur ne quitte ce pays où il vit et travaille depuis 2014 pour s’installer à Marseille en 2021, cette pièce dit à travers la paralysie créative qui est en son centre « une peur qui est sans doute renforcée par la révolution, mais qui lui est bien antérieure. Elle est enracinée en Saado depuis l’enfance, du fait de la culture syrienne, des méthodes d’éducation, des relations familiales… ». Bien qu’écrite pour l’une en France, pour l’autre dans la capitale libanaise, Simon Dubois observe entre Braveheart et Le Lâche – pièces qu’il a traduites – une parenté à laquelle il souhaite consacrer un article : « Si les auteurs syriens en exil ont très tôt fait de leurs questionnements sur le théâtre une composante de celui-ci, c’était d’abord en lien direct avec les événements politiques. Rien de cela dans Braveheart de Wael Kadour et Le Lâche d’Omar Aljbaai, dont le cadre spatio-temporel particulier – les protagonistes se trouvent dans des contextes d’enfermement – reflète la situation des auteurs qui ont quitté leur pays de longue date. »

L’identité syrienne en question

De même que la mince couche de fiction de Braveheart dissimule à peine la présence de l’auteur et surtout des sentiments et pensées qui l’agitent – cette distance se réduit encore dans la mise en scène du spectacle par l’auteur, qui joue le rôle d’un homme à l’identité trouble guidant sa compagne dans l’écriture de ses souvenirs traumatiques de Syrie –, Le Lâche laisse transparaître la colère d’Omar Aljbaai et ses questions identitaires. Cette pièce à la tonalité absurde lui est dictée, dit-il, par une fureur qui est d’abord tournée contre lui-même : « Au moment de l’écriture du Lâche, je me demande pourquoi je ne fais rien, pourquoi je reste immobile ? Je voulais aussi y exprimer mon irritation contre Heiner Müller », explique l’auteur dramatique sur un ton qui exclut toute plaisanterie. Dans la bouche d’Omar Aljbaai, le nom de l’Allemand est une synecdoque : c’est du théâtre, de la littérature européenne dans son ensemble dont parle ici l’auteur du Lâche. « Depuis mes années de formation en Syrie, je me demande comment il se fait que je connaisse mille auteurs européens et seulement une poignée d’auteurs syriens. Tous les artistes et intellectuels qui ont reçu leur enseignement à la même époque que moi sont dans ce cas, ce qui vaut à la classe intellectuelle syrienne d’être largement critiquée au sein de la société. Ce qui, l’exil aidant, m’amène aussi à me demander : qu’est-ce qu’être Syrien ? Est-ce que je peux dire que j’écris du théâtre syrien ? » Ce n’est pas son personnage de Saado qui pourrait répondre : son verbe quotidien est imprégné de mythologie grecque et de Heiner Müller, ce qui n’est pas du goût du second protagoniste de l’affaire, un certain Radif, un autre homme dans la trentaine dont on est en droit de se demander s’il n’est pas une sorte de double du premier. Un double dont la « syrianité » aurait mieux résisté.

Wael Kadour n’est guère plus assuré du caractère syrien de son théâtre et, de manière plus générale, des écritures produites par les Syriens en exil. « Nous sommes fragmentés géographiquement, ce qui rend difficiles les échanges et donc le sentiment d’appartenir à un mouvement un tant soit peu collectif. Même en Allemagne où je travaille beaucoup, notamment au Theater an der Ruhr à Mülheim, qui est l’un des premiers lieux à avoir accueilli des artistes en exil et n’a jamais cessé de le faire, je ne ressens pas vraiment de mouvement d’ensemble. D’autant que l’enthousiasme qu’ont pu rencontrer auprès des institutions les artistes syriens au moment de leur arrivée s’est largement émoussé. » Simon Dubois s’interroge quant à lui sur l’apparition d’une langue ou d’une expression propre à l’écriture dramatique syrienne en exil. Il constate « une certaine neutralité des écritures syriennes de l’exil en matière culturelle. Les langues sur lesquelles il m’a été donné de travailler comportent en effet peu de marqueurs proprement syriens ». Jumana Al-Yasiri explique le phénomène en revenant à la notion de génération avec laquelle nous avons ouvert cet article : « Nos professeurs à l’ISAD ont été formés en Europe et nos débuts, que ce soit en tant qu’artistes ou opérateurs culturels, se sont en grande partie faits aussi en Europe. Tous les auteurs ou presque de notre génération ont par exemple bénéficié de bourses et de résidences d’écriture du British Council à Londres, où leurs textes ont été lus. J’ai moi-même suivi de nombreux ateliers théâtre organisés par le Centre culturel français de Damas, qui était très actif à l’époque. La résidence « Écritures vagabondes » à Alep en 2004, à laquelle j’ai participé auprès d’auteurs syriens comme Amre Sawah et Fares Al Zahabi, et francophones (Olivier Py, Christian Siméon, Philippe Ducros, Gustave Akakpo, Wissam Arbache…), est l’une des plus emblématiques. Les écritures ont donc été en partie forgées par les esthétiques et les attentes européennes. » Les veines documentaires et réflexives examinées ici sont donc loin d’être nées dans l’exil. Elles s’y sont transformées et continuent de le faire aujourd’hui.

Habiter l’entre-deux

L’une des mutations principales que provoque l’exil dans la chair des écritures est liée à ce sentiment d’entre-deux souvent évoqué. Chez des auteurs comme Wael Kadour et Omar Aljbaai, cela s’exprime par une thématisation de l’enfermement et de l’empêchement, de la paralysie qui en découle. Cette façon d’habiter l’entre-deux, qu’ils partagent encore avec Wael Ali ou Mohammad Al Attar, dans certaines de ses pièces ultérieures à Tu peux regarder la caméra ?, les éloigne nettement de la génération précédente – celle des années 1970-1990 – dont Simon Dubois explique dans sa thèse qu’elle est fondatrice pour le théâtre syrien moderne. Toutefois, tous les auteurs syriens en exil ne prennent pas cette distance par rapport au type de théâtre développé, entre autres, par les trois cofondateurs de l’ISAD en 1977 que sont Saadallah Wannous – il est le seul à avoir acquis en France une certaine renommée, ce qu’illustre l’inscription au répertoire de la Comédie-Française de sa pièce Rituel pour une métamorphose en 2013 –, Mamdouh Adwan et Farhan Bulbul. Jumana Al-Yasiri considère, en effet, Liwaa Yazji comme étant beaucoup plus proche des esthétiques défendues par ces trois figures et leurs émules que les autres auteurs de notre corpus. « Liwaa se revendique de la tradition du théâtre politique des années 70-90. Écrite en arabe syrien, Chèvres, qui raconte le désarroi des familles en deuil dans un petit village en pleine période de guerre, fait de cette autrice la digne héritière d’un Muhammad al-Maghout (1934-2006), auteur de pièces cultes dans la mémoire collective syrienne (Le Village de Tashrin, Exil, À ta santé, ô patrie…), où se mêlent événements historiques, critique politique, désespoir, ironie, et culture populaire. » Selon elle, le fait que l’autrice, pourtant installée en Allemagne, n’ait jamais rompu avec la Syrie est pour beaucoup dans ses choix esthétiques.

« Je suis certaine que Chèvres serait un succès si elle était produite en Syrie aujourd’hui, de même que sa nouvelle pièce Terror, huis clos dans un hôtel où un vieux couple, séparé depuis des années, se retrouve enfermé dans un contexte de terrorisme. On sent dans ces textes l’influence de la carrière de scénariste pour des séries télévisées – un domaine florissant en Syrie – que mène Liwaa Yazji en parallèle du théâtre. Au contraire, les pièces écrites par la plupart des autres auteurs en exil auraient peut-être du mal à trouver leur place en Syrie, du fait des problèmes très différents, liés à l’exil et au fait de suivre l’actualité à distance, qu’elles expriment et de la façon souvent assez conceptuelle dont elles le font », poursuit la traductrice. Wael Kadour et Omar Aljbaai semblent partager cet avis : lorsque la question du retour en Syrie se pose inévitablement après la chute de Bachar Al Assad, les deux auteurs nous font part de leur doute quant à la possibilité d’un nouveau départ pour eux dans leur pays. « Les exilés n’y sont pas très bien vus », constate Wael Kadour qui n’hésite pas malgré cela à revenir sur sa terre natale. Dans sa création pour « Vive le sujet » à Avignon, intitulée Chapitre 4, le voyage est pour lui à la fois géographique et temporel : il y revient sur une expérience théâtrale vécue à Damas en 2008 à l’occasion de l’événement « Damas, capitale de la culture arabe » avec le metteur en scène soudanais Yasser Abdel-Latif, alors exilé dans la capitale syrienne et décédé à l’âge de 50 ans au Soudan où il était retourné après la révolution. En convoquant, entre autres matériaux, des archives de l’adaptation d’Un ennemi du peuple, à laquelle il participe alors, Wael Kadour entend encore pointer la fragilité de l’artiste, cette fois « du fait d’un contexte politique et financier agressif ». Il livre aussi, dans cette forme qu’il interprètera lui-même, une réflexion née de son court séjour dans la Syrie post-Assad et sur laquelle se referme notre réflexion : « Je dis en toute confiance, alors que je me tiens parmi les vainqueurs, le 8 décembre 2024 : le règne de la famille Assad en Syrie est terminé. Mais je n’ai pas la même certitude pour affirmer que, avec la fin du régime Assad, une période de ma vie qui a duré quarante-trois ans a également pris fin. Je ne peux pas le dire avec certitude parce que, dans les rangs des vainqueurs, il y a autant de criminels que de victimes. Je n’ai pas cette certitude parce que je n’arrive pas à me situer dans ce spectre qui va de la victime absolue au criminel avéré. Je n’ai pas cette certitude parce que ma rancune était plus grande que ma joie. »


1. Simon Dubois, « Un destin allemand pour le théâtre syrien ? Dynamiques d’une rencontre artistique », dans Combats pour la culture, culture du combat. Scènes artistiques et sociétés, Incertains Regards, Cahiers dramaturgiques, 4e trimestre 2021, p. 115-124.

2. « I was anxious that documentary theatre would make me dependent on the power of the stories I had heard. There is nothing negative about such a dependency, except that it sent me back, as a writer, to the first circle of impotence that I felt during the early months of the revolution. Back then, I felt that writing was completely inadequate, with all its probable eloquence and possible metaphors, for the task of drawing connections between the noble actions and the great pains that the Syrians endure daily in their cities and villages as they fight for their freedom », dans « Young Documentary Theatre on Syrian Stages: An Aesthetic of Circulation, Exile, and Engagement » de Simon Dubois, in The Global Politics of Artistic Engagement beyond the Arab Uprisings, dirigé par Pénélope Larzillière, Éditions Brill, p.181-209.