Pour cette nouvelle édition, consacrée cette année à la langue arabe, le Festival d’Avignon accueille trois propositions de Liwaa Yazji, offrant un aperçu de son geste protéiforme : deux pièces traduites en français avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, Chèvres et Terror, et le film Haunted. Cette autrice, réalisatrice, scénariste et poétesse syrienne installée à Berlin, mais toujours en lien avec son pays d’origine, écrit dans un entre-deux où elle prête une attention forte au détail. Qu’il s’agisse d’une fresque théâtrale à portée sociale et politique, d’un huis clos en temps de terreur destiné à la scène ou encore d’un documentaire qui questionne le rapport au foyer de personnes bousculées par la guerre. L’artiste déplie l’intime, s’attache aux détails du quotidien pour aborder les grands sujets qui l’intéressent. Ce faisant, elle sème le trouble et ouvre aux spectateurs des espaces de réflexions, tant éthiques que morales.

Entretien réalisé par Anaïs Heluin, avec la complicité de Racha Abazied pour la traduction simultanée.

Anaïs Heluin : Dans sa thèse soutenue en 2019, que nous citons dans l’article central de ce dossier, le chercheur et traducteur Simon Dubois décrit votre parcours depuis la révolution syrienne de 2011 comme un exemple éloquent du refus qu’expriment certains artistes syriens à se laisser définir par l’exil. Il dit votre choix d’éviter de passer par une procédure de demande d’asile au moment de votre installation à Berlin en 2016, après deux ans à Beyrouth. Cela influence-t-il, selon, vous votre écriture ?

Liwaa Yazji : Il est certain que de vivre en Allemagne a un impact sur ma vie et ma perception du monde. Je n’ai toutefois jamais écrit mes pièces et mes scénarios ni réalisé mes films avec le sentiment de l’exil, du déchirement qu’expriment d’autres auteurs de ma génération, car je n’ai jamais cessé de me rendre en Syrie, que ce soit de manière légale ou clandestine. Bien sûr, mon rapport au monde n’est pas non plus celui de celles et ceux qui sont restés. Je vis entre deux mondes et mon écriture en est forcément imprégnée. Je dirais que, sans pratiquer une écriture de l’exil, je suis influencée par celui-ci.

A.H. : Comme en témoigne le Festival d’Avignon cette année en programmant en partenariat avec la Maison Antoine Vitez une lecture de votre pièce Terror, traduite par Jumana Al-Yasiri dans le cadre du cycle « Le Souffle d’Avignon », ainsi qu’une projection de votre premier film Haunted et une adaptation de Chèvres (traduite par Jumana Al-Yasiri et Leyla Claire Rabih) pour les lectures « Ça va, ça va le monde !» de Radio France internationale (RFI), votre œuvre prend des formes diverses. Quelle place l’écriture théâtrale y occupe-t-elle ?

L.Y. : Mes travaux partent toujours d’une question personnelle, dont la nature me mène à choisir une forme : la poésie, l’écriture théâtrale ou scénaristique ou la réalisation cinématographique. Diplômée de l’Institut supérieur des arts dramatiques de Damas (ISAD), dont je suis sortie en 2003, la dramaturgie a toutefois toujours été ma forme d’écriture privilégiée lorsque je ressens le besoin de développer des idées profondes, cette forme étant pour moi la plus appropriée en la matière. Elle offre aussi la possibilité au drame de se déployer. Cela me permet d’aller vers le fondement de mon objectif artistique : créer les conditions de la catharsis autant que du trouble et des questionnements éthiques et moraux.

La langue, ou plutôt les langues que j’ai développées, tiennent autant du réel que de la fiction.

A.H. : Il est à la première lecture assez peu évident de déceler des lignes esthétiques communes entre Chèvres, dont vous terminez l’écriture en 2017, et Terror, écrite en 2024. Tandis que la première, située dans un village syrien en 2015, a l’ampleur d’une fresque, la deuxième se concentre en effet dans l’espace étroit d’une chambre d’hôtel à Chypre. Pourriez-vous situer ces deux œuvres dans votre parcours et expliquer les problématiques que vous cherchez à y résoudre ?

L.Y. : J’ai écrit plusieurs pièces avant Chèvres, qui est le fruit inattendu d’une longue et quasi quotidienne récolte d’informations, d’histoires liées à la Syrie que j’ai commencée en 2012, sans savoir ce qui allait en résulter. Cette accumulation m’a peu à peu raconté ce que signifie vivre la guerre de l’intérieur. Surréalistes, bien que toutes entièrement vraies, ces anecdotes constituent la matière principale de la pièce : l’habitude, l’accoutumance de l’homme à la violence et à l’absurde en temps de conflit. Avec Terror, j’ai souhaité interroger la notion de terrorisme à travers l’histoire intime d’un couple séparé depuis longtemps et qui se retrouve dans un contexte d’attentat. Si ces deux pièces sont en effet très différentes, en matière de structure autant que de langue, on y retrouve un lien étroit entre l’intime, le minuscule et le plus vaste. J’aime partir de petites choses pour en interroger de plus grandes. Ce jeu d’échelle est aussi au cœur de Haunted, mon premier film documentaire que j’ai tourné en 2013 à Damas et à Beyrouth, et où figurent aussi des interviews filmées que j’ai menées sur Skype. J’ai choisi de centrer mes entretiens, menés avec des personnes très différentes, mais toutes concernées par l’exil, sur leur rapport à la maison et à ses objets. Je suis aussi dans cette démarche qui consiste à aborder des sujets complexes et d’envergure, à partir de choses quotidiennes.

A.H. : Le documentaire et la fiction entretiennent dans votre œuvre des rapports étroits et singuliers. Pourriez-vous nous décrire ceux qui sont en jeu dans Chèvres, où un certain Abou Firas, professeur de son état, se lance dans une quête de vérité concernant les circonstances réelles de la mort de son fils présenté par le « Parti » comme un martyr ?

L.Y. : Dans cette pièce, j’ai cherché à développer une relation inhabituelle entre le réel et la fiction, en inventant des éléments plus vraisemblables que ceux qui sont issus de ma collecte. Alors qu’Abou Firas et tous les autres personnages sont fictifs, de même que le village dont j’ai cherché à montrer le fonctionnement de la façon la plus précise possible, ce qui semble le plus incroyable est pourtant bel et bien vrai. Ainsi, des conversations téléphoniques, qui sont l’élément central dans l’enquête que mène Abou Firas, représentent un moyen auquel beaucoup ont eu recours pendant la guerre afin de se rendre justice eux-mêmes, puisque la justice était inexistante. Le don de chèvres, ou encore d’oranges ou de riz aux familles d’hommes morts à la guerre a aussi été pratiqué par le pouvoir en guise de compensation. La langue, ou plutôt les langues que j’ai développées, tiennent autant du réel que de la fiction. Si le fait que chaque personnage a sa propre façon de s’exprimer place la langue du côté de la fiction, je me suis approchée de l’arabe tel qu’on le parle dans les villages syriens. J’ai aussi veillé à ce que la galerie de personnages – soit une quinzaine de protagonistes récurrents, plus de nombreux villageois qui amplifient la parole des premiers et constituent parfois une sorte de chœur – forme trois grandes catégories qui ont chacune leur mode d’expression. Les jeunes, les personnes d’âge moyen et les plus âgées qui cohabitent dans Chèvres n’ont pas la même utilisation de l’arabe syrien. Le président de la section locale du Parti, Abou Al-Tayeb, a un statut particulier au sein de ce système : son verbe, tout en répétitions, entièrement creux, était pour moi l’un des défis principaux d’écriture. La perte de sens, l’éloignement du réel, qui traversent cette parole, témoignent du basculement que représente l’année 2015 dans ce village, et qui, dans la réalité syrienne, se situe plus tôt, en 2013-2014. On peut dire alors que d’une révolution, d’une volonté d’émancipation, on bascule dans une guerre.

Mon écriture reste toujours indépendante de son devenir scénique.

A.H. : Dans ce contexte, la quête d’Abou Firas apparaît comme à contretemps. Pourquoi avoir fait de cette figure celle qui introduit le lecteur ou le spectateur dans les différents milieux du village, jusque dans plusieurs de ses maisons ?

L.Y. : Ce personnage est emblématique d’une génération qui, soit par conviction, soit par peur, a choisi le silence sous la dictature. En tant que professeur, il a particulièrement contribué à ancrer dans la société le discours de la dictature. C’est pourquoi je lui ai attribué un langage imprégné par la terminologie du régime, qui le désigne comme l’un de ses maillons. On peut voir derrière sa prétendue quête de vérité une culpabilité déguisée. Abou Firas est totalement pris dans le mécanisme de soumission à la logique du pouvoir et de la guerre.

A.H. : Vous avez terminé d’écrire cette pièce au Royal Court à Londres, où la pièce a aussi été mise en scène. Ce contexte a-t-il influencé votre écriture ?

L.Y. : S’il l’a influencée, c’est de façon assez marginale. Par endroits, je me suis interrogée sur la manière dont un public anglais pourrait saisir certaines références très syriennes, si des explications étaient parfois nécessaires. J’ai donc clarifié certains aspects de la pièce, notamment en ce qui concerne les relations entre les personnages, très importantes pour l’intelligibilité du texte, où les rapports de pouvoir sont multiples. Toutefois, mon écriture reste toujours indépendante de son devenir scénique, à moins que je ne réponde à une commande.

A.H. : Bien que située à Chypre, Terror déploie un univers que l’on peut qualifier de beaucoup plus « global » que Chèvres, ce qu’annonce déjà le titre, en anglais dans sa version originale aussi bien que dans sa traduction en français. Faut-il y voir le désir de s’adresser à un autre public ?

L.Y. : Ce n’est pas là non plus une chose qui entre dans ma démarche d’écriture. En partant comme je le fais du détail pour traiter de sujets d’une certaine ampleur, je crois pouvoir toucher des publics venant de cultures très différentes les unes des autres, quels que soient les sujets. Mes pièces n’ont jamais pu être jouées ni publiées en Syrie du fait de la dictature, mais j’espère que sa chute pourra changer les choses. L’existence de formes de terrorisme intime dont parle Terror concerne tout un chacun. De même que l’accoutumance à la violence et à l’absurde de Chèvres. Si la langue très intense et concentrée que j’emploie dans Terror se distingue très clairement de celle qui est à l’œuvre dans mon autre pièce, c’est parce que les retrouvailles de ce couple désuni que je mets en scène et les jeux émotionnels auxquels ils se livrent l’exigent, à mon avis.

A.H. : Pensez-vous que les récents changements politiques en Syrie transforment votre écriture ?

L.Y. : Ces bouleversements vont certainement influencer d’une façon générale la manière de faire du théâtre, mais il faut attendre avant de voir dans quel sens. Mais pour ce qui est de mon écriture, la nouvelle phase politique qui s’ouvre n’offre, pour le moment, que la possibilité de publier des textes qui n’ont pu être édités jusque-là. Je ne pense pas écrire directement sur ces événements, ni que ceux-ci affectent ma manière d’écrire. Mais évidemment, de nouveaux sujets, voire de nouvelles sensations, sont susceptibles de s’inviter dans mon écriture.