Le 12 août dernier, un appel de Jean-Claude Berutti – lié à elle par une longue amitié (tant personnelle que professionnelle) datant des années où il était étudiant au TNS – m’apprenait la disparition de Ginette Herry, à l’âge de 91 ans, à Saint-Dié, au cœur de ces Vosges que cette infatigable voyageuse entre la France et l’Italie n’avait jamais quittées. Pour les membres les plus jeunes de la Maison Antoine Vitez, son nom n’évoque peut-être pas grand-chose, et pourtant, elle fut un membre de la toute première heure, et fidèle jusqu’au bout, de notre association, dont elle suivait de près les travaux, se félicitant à chacune de nos conversations de son rôle, essentiel à ses yeux, de trait d’union entre linguistes et « artistes du plateau » dans le domaine de la traduction théâtrale. L’importance de cette double fonction, elle l’a mesurée et mise en œuvre tout au long de son impressionnante carrière de traductrice de l’italien. La lecture de sa biographie professionnelle suffirait à forcer l’admiration, elle qui, pourtant, haussait les épaules quand on lui adressait un compliment : sa simplicité et sa modestie – modestie qui n’empêchait pas, cependant, qu’elle mesurât la qualité et l’importance de son travail – étaient sans doute liées à la valeur qu’elle accordait à son, ou plutôt à ses engagements : il s’agissait pour elle, essentiellement, de servir la vérité des œuvres, au plus près, avec un seul souci : transmettre, rendre compte du talent, du génie d’un auteur, d’un metteur en scène, ou d’un acteur, sans fioritures, sans détours, et de façon aussi exhaustive que possible. Le travail (et Ginette était une travailleuse acharnée) était au centre de sa vie. Parler avec elle de Goldoni – qu’elle a tant contribué à remettre à l’honneur sur les scènes françaises (elle fut la maîtresse d’œuvre de l’immense programme initié par le Ministère de la Culture pour le bicentenaire du maître vénitien, en 1993, et on lui doit d’avoir initié la traduction de plus d’une quarantaine de ses œuvres, ainsi que l’organisation de cinq colloques européens), parler de Goldoni avec elle donc, c’était plonger dans les plus intimes et les plus passionnants aspects de la carrière et de l’œuvre de celui qu’elle tenait pour le plus grand dramaturge du XVIIIe siècle ; mais c’était aussi voir dressé un formidable tableau de la vie sociale, politique et artistique de la Venise de cette époque. Ginette vouait une véritable passion pour l’auteur de La Serva amorosa et de La Trilogie de la villégiature. Affectueusement, ses étudiants de la Faculté des Lettres de Strasbourg (où elle enseigna comme comparatiste, du milieu des années soixante au début des années quatre-vingt-dix) et de l’école du TNS l’avait surnommée « la veuve Goldoni ».

Femme de convictions, professeure passionnée et passionnante (je n’ai croisé aucun de ses anciens étudiants qui ne se souvînt avec émotion de la qualité de ses cours, de son enthousiasme et de sa disponibilité sans faille), elle était aussi éprise de justice : sa nomination, en 1991, par Bernard Faivre d’Arcier, à la tête du programme « Goldoni européen » (qui devait l’occuper pendant de nombreuses années et donner lieu à un nombre impressionnant de publications), coïncida avec le plus grand affront que le milieu de l’enseignement supérieur allait lui réserver, affront qui allait la décider à mettre, brutalement, un terme à sa carrière universitaire : issue d’un milieu extrêmement modeste (elle a grandi dans une ferme au cœur d’une vallée des Hautes-Vosges et a été la seule de sa nombreuse fratrie à faire des études poussées de lettres, empochant un doctorat de 3e cycle), Ginette savait ce qu’elle devait à l’enseignement public, et, pendant longtemps, le lui a bien rendu. Mais lorsqu’elle apprit, au tout début des années quatre-vingt-dix, qu’à la faveur d’une intrigue ministérielle, un poste de professeur des universités – qui lui revenait de droit – fut attribué à un enseignant moins qualifié qu’elle, sa réaction ne se fit pas attendre : elle envoya sa démission au recteur de l’université de Strasbourg. « Tout cela, parce que j’étais une femme, et parce que je préférais me consacrer à mon travail plutôt que courir les cocktails et m’attirer les faveurs des pontes ». Je vois encore l’indignation qu’avait pris son regard lorsqu’elle me raconta cette anecdote.

Elle s’était lancée, dans le prolongement de sa mission pour le bicentenaire de sa mort, dans la vaste entreprise d’une « biografia raggionnata » de Goldoni, en italien, pour laquelle, à force d’acharnement, elle avait trouvé un éditeur. La crise économique des années deux-mille aura eu raison de la poursuite de ce travail. La crise, mais aussi l’inexorabilité du temps qui passe… et l’âge. Depuis une quinzaine d’années, des problèmes de santé avaient progressivement limité ses possibilités de déplacement et ses capacités de concentration, ce qui la mettait au désespoir. Elle avait dû abandonner son cher « domaine de Bénaville », cette maison de maître qu’elle avait achetée dans les années soixante et patiemment rénovée : un lieu où elle aimait recevoir ses amis et dont, dans les dernières années de sa présence, elle louait une partie, à un prix dérisoire, à une joyeuse bande de jeunes gens alternatifs en quête d’une vie plus proche de la nature. Mes dernières visites à Bénaville oscillaient entre conversations sur Brecht ou Dario Fo avec Ginette et parties de foot sur le terrain longeant la Bruche, derrière les dépendances du domaine.

Femme éprise de justice, elle l’était aussi d’égalité. Nul traitement de faveur avec Ginette ; elle traitait sur le même pied des metteurs en scène comme Jacques Lassalle ou son « grand frère de théâtre » Luca Ronconi, ou de jeunes artistes qui souhaitaient, au sortir de leurs études de théâtre, s’emparer de l’œuvre d’un auteur traduit par ses soins. Elle témoignait de la même disponibilité, du même soin, et il allait de soi qu’elle ne signait la traduction d’une œuvre qu’en étant parallèlement capable d’en offrir une analyse détaillée, au plan historique, stylistique, dramaturgique. Car Ginette fut également une incomparable dramaturge, au sens allemand du terme, de tous les auteurs qu’elle a traduits, Goldoni bien sûr, mais aussi Alfieri, Pirandello, Svevo (dont elle a traduit le théâtre complet, pour Circé), sans oublier les contemporains qu’elle a accompagnés personnellement – Dario Fo, main dans la main avec sa grande amie Valeria Tasca, à qui l’on doit nombre de traductions de Fo (avant que les textes français de ce dernier ne soient usurpés par un escroc, mais c’est une longue et triste histoire), ou encore Rocco d’Onghia, disparu trop tôt, et qu’on ne connaît plus guère aujourd’hui. Entendre Ginette (comme jadis entendre Valeria) parler du travail d’introduction en France de Fo (sous l’égide de José Guinot qui dirigeait dans les années soixante-dix, d’une main de maître, et de fer, les éditions Dramaturgie) dans le contexte d’une révolution sociale partout en œuvre, héritée de mai 68 bien sûr (une époque où l’on allait encore faire du théâtre dans les usines), les entendre évoquer les frasques de ce couple pour le moins haut en couleurs que Dario Fo constituait avec sa femme Franca Rame, avait parfois le parfum des plus pures comédies à italiennes. L’épisode Fo, des années plus tard, a fini en eau de boudin, le couple Fo/Rame ne s’étant guère montré, c’est le moins qu’on puisse dire, reconnaissant envers celles et ceux qui avaient tant œuvré à leur succès en France et dans le monde francophone. Cela aussi fut vécu par Ginette comme une trahison. Il en fallait cependant davantage pour la décourager. Elle poursuivit des recherches, compléta son corpus de traduction, voyagea, tant que ses jambes le lui permettaient, pour aller voir des premières, participer à des colloques, à des rencontres (elle était une conférencière hors-pair, capable de parler sans regarder ses notes une seule fois), ou encore travailler avec des metteurs en scène.

Elle aurait beaucoup aimé venir à Paris pour assister à une représentation de La Locanderia, mise en scène par Alain Françon à la Comédie-Française en 2019, mais prendre le train, de Saint Dié à Paris, lui était déjà devenu impossible à cette époque. Proche du théâtre du Peuple, elle n’aurait manqué pour rien une édition de sa saison estivale. Cela, heureusement, lui fut possible jusqu’à l’an dernier, grâce aux bons soins et à la voiture de son grand ami Jean-Claude Berutti ; il n’y avait que cinq cols à traverser de Saint Dié à Bussang…

Pour clore cette évocation, je renvoie le lecteur à l’article nécrologique rédigé par son amie Huguette Hatem (qui participa elle aussi à l’aventure des éditions Dramaturgie) pour Le Monde.

Ginette fut mon amie aussi. Elle m’appelait « p’tit frère ».

Merci pour tout, grande sœur. Je t’embrasse fort.

Laurent Muhleisen