Dans un entretien au long cours avec l’autrice et metteuse en scène serbe Minja Bogavac, Lucija Klarić, jeune autrice croate, met en lumière les pratiques du collectif Reflector Teatar. Au-delà des modes de création et des dynamiques propres au théâtre participatif pour la jeunesse, c’est toute l’économie du spectacle vivant à échelle régionale qu’ensemble elles interrogent.
Entretien réalisé par Lucija Klarić, traduit du croate et du serbe par Karine Samardžija

À retrouver dans Les Cahiers de la Maison Antoine Vitez – Étonnantes écritures européennes pour la jeunesse : l’article de Milena Bogavac « Le Théâtre pour enfants et adolescents ne doit pas ménager son public », texte d’introduction au Forum international Assitej 2010, Belgrade.
Lucija Klarić : Selon toi, les acteurs de la politique culturelle, comme les professionnels, sont-ils conscients des lacunes des programmes destinés aux 12-25 ans, ou bien ce public relève-t-il d’un impensé et, en ce cas, comment l’expliques-tu ?
Minja Bogavac : Avant tout, il faut savoir que la Serbie n’a pas de politique culturelle définie. Depuis l’éclatement de la Yougoslavie, elle n’en a jamais eu. Au sein de la profession, nous en sommes tous conscients. Pourtant, nous disposons de toutes les connaissances et des compétences nécessaires pour élaborer et mettre en place une politique culturelle ambitieuse. La scène indépendante y a beaucoup contribué. Depuis des décennies, elle lutte pour sa survie, dans un contexte local difficile, explorant avec ténacité des modèles de production culturelle et artistique différents, plus contemporains et plus économiques. Dans ce processus, nous avons acquis un grand nombre de connaissances et de compétences. L’État, qui ne s’en soucie guère, aurait pourtant tout à gagner à s’appuyer sur notre expertise. Sauf que, l’ensemble de la profession continue d’être négligé. Et ce désintérêt ne concerne pas que la culture, il s’étend à tous les domaines. Les notions de profession et de compétence ont été systématiquement relativisées, avec pour conséquence une érosion profonde et durable des savoirs.
![Reflektor Teatar, Moja Zemlja [Ma Patrie] © Reflektor Teatar](https://surlering.org/wp-content/uploads/2025/10/reflektor-teatar-moja-zemlja-ma-patrie-c2a9-reflektor-teatar.jpg?w=616)
C’est simple, ici, les bâtiments publics s’effondrent sur nos têtes 1, les tramways déraillent, les plafonds des écoles – pourtant rénovées – s’écroulent et les gens meurent des suites d’interventions chirurgicales de routine. Et ce ne sont, hélas, pas des métaphores ! Vu sous cet angle, c’est déjà un miracle d’avoir un théâtre à destination de la jeunesse. Car nous en avons un et il n’est pas si mal. Il arrive même qu’il se passe des choses incroyables sur les scènes dédiées aux enfants et aux adolescents. On y a vu émerger des artistes extraordinaires, dont certains ont été formés grâce à des ateliers en milieu scolaire. Menés par des intervenants, ces ateliers sont parvenus à un niveau artistique que bien des scènes institutionnelles pourraient leur envier. Toutefois, cela n’est pas le résultat d’une politique culturelle, mais plutôt un effet de circonstances, laissé à l’enthousiasme d’individus ou de petits collectifs artistiques, qui voient dans le théâtre pour et avec les jeunes un refuge, un espace de liberté et, dans une certaine mesure, un moyen d’échapper à une réalité de plus en plus sombre. Des individus d’exception viennent relever le niveau, mais plus encore, laissent entrevoir la possibilité d’un véritable changement ! Nous vivons dans un État qui a négligé absolument toutes les catégories sociales, y compris sa jeunesse. Un État qui a négligé les besoins collectifs, y compris ce besoin, pourtant essentiel, de prendre part à la vie culturelle. Mais ce que cet État n’avait pas prévu, c’est que ses enfants grandissent. Ils ne veulent plus vivre ainsi. Cette jeunesse a décidé de changer les choses… Et je ne peux m’empêcher de croire qu’une part de l’amour, de la joie et de l’espoir qu’ils ont trouvés au théâtre vient nourrir aujourd’hui leur révolte.
Ma volonté de m’engager auprès des adolescents a été perçue par une partie de mes collaborateurs comme le “déclassement d’une institution culturelle d’élite”
L.K. : Tu soulignes le rôle décisif d’initiatives isolées pour pallier l’absence de politique culturelle. Il existe néanmoins des scènes jeune public, mais celles-ci ne proposent que des spectacles pour les moins de 12 ans, avant que l’on ne bascule sans transition vers les grands théâtres institutionnels « tout public ». Ce vide traduit-il une absence de répertoire pour les adolescents ou la cause est-elle ailleurs ? Faut-il y lire, à la lumière de la révolte que tu viens d’évoquer, une peur de notre jeunesse ?
M.B. : Il est vrai qu’il existe peu de structures dédiées aux adolescents, mais il est vrai aussi que celles qui existent travaillent malheureusement dans des conditions très précaires, sans réel soutien et sans aucune évaluation de leurs actions. Autrement dit, elles travaillent sans véritable stratégie. À Belgrade, on voit essaimer des cours de théâtre privés, dirigés par des gestionnaires habiles qui trouvent là une occasion de commercialiser l’activité. Dès lors que l’enseignement du théâtre devient une activité lucrative, on perd toute réflexion sur son importance artistique, pédagogique et formatrice dans le développement des jeunes. Au prétexte de former des « talents », ils encaissent des frais d’inscriptions et des mensualités, remplissent la salle et la billetterie en mobilisant la famille et les proches pour les premières apparitions de leurs apprentis acteurs, qu’ils exploitent jusqu’aux concours d’entrée des grandes écoles. Certains élèves réussissent, ce qui vient embellir la vitrine, d’autres échouent, mais après tout, c’est leur problème ! On les laissera réintégrer les cours, tant qu’ils paient leurs mensualités. Puis ils finiront par trouver « un vrai travail », en tâchant d’oublier leur rêve de théâtre. Qu’à cela ne tienne, d’autres viendront, et ils paieront à leur tour leurs mensualités, c’est un cercle sans fin. Partout ailleurs en Serbie, la situation est bien pire encore. Seules cinq villes disposent de structures dédiées à la jeunesse… Ce travail avec le jeune public devrait logiquement incomber aux scènes institutionnalisées, mais celles-ci se contentent d’y voir une source de revenus réguliers, en remplissant ponctuellement leurs salles avec des scolaires. Ces groupes d’enfants et d’adolescents viennent encadrés par leurs enseignants et leur présence suffit à donner l’illusion que les institutions remplissent leur mission. Et quand les adolescents désertent les salles, on ressort aussitôt les vieilles rengaines : « les jeunes d’aujourd’hui, rien ne les intéresse », « la jeunesse n’est plus ce qu’elle était », « c’était mieux avant », etc. De quoi se donner bonne conscience et tenir le théâtre à l’écart de ce public jugé « difficile » : ces ados qui ne coupent pas leur téléphone, qui parlent fort pendant les représentations ou, pire encore, qui collent des chewing-gums sur les sièges en velours. Certes, je généralise un peu, mais je parle hélas par expérience ! J’ai dirigé deux ans et demi une scène institutionnalisée 2, en province. Mon premier objectif était de rajeunir un public vieillissant. J’y suis parvenue, mais ce succès a signé pour moi le début de la fin. Mes collaborateurs m’ont vivement reproché la présence de ces « gamins » qui traînaient dans le théâtre. Mais, surtout, ils ne m’ont pas pardonné de les avoir fait monter sur scène aux côtés de professionnels dans les nouvelles productions. Cela en a dérouté plus d’un que ces « gosses », tous bénévoles, ne soient pas là uniquement pour qu’on les envoie nous chercher des bureks 3 ou des cigarettes ! En somme, pour une partie du secteur, la notion même de sensibilisation des publics est inexistante, tandis que le bénévolat est réduit à une fonction purement utilitaire. Ma volonté de m’engager auprès des adolescents a été perçue par une partie de mes collaborateurs comme le « déclassement d’une institution culturelle d’élite ». Pourquoi ? Je pourrais trouver des milliers d’explications politiquement correctes, mais je préfère être franche, et donc répondre à ta question : non, nous n’avons pas peur de nos jeunes, on a tout simplement la flemme de s’en occuper. Ils sont forts, beaux, lumineux, curieux. Alors oui, ils posent sans cesse des questions, défient l’autorité et parlent argot, mais ils ont toute la vie devant eux, et cela nous renvoie brutalement à l’idée que, nous, nous sommes passés à côté de la nôtre.
J’appartiens à cette génération d’auteurs qui a su percevoir le potentiel du théâtre pour l’enfance et la jeunesse. Nos pièces ont vu grandir de nouvelles générations, de nouveaux publics, mais aussi de jeunes auteurs chez qui je décèle la même ardeur
L.K. : Et donc, on relègue la création artistique pour les enfants et les adolescents au second plan… Il y aurait d’un côté l’art, et de l’autre un théâtre pour la jeunesse dont on ne questionne jamais les potentialités esthétiques… comme si elles n’existaient pas. Ce qui, bien sûr, est faux. De nombreux artistes à travers le monde prouvent qu’on peut créer un théâtre jeune public progressif, expérimental et éblouissant. Pourquoi ai-je l’impression que, dans notre région, il est impossible de s’affranchir de cette vision conservatrice du théâtre pour la jeunesse ?
M.B. : Très bonne question. Ce qui m’intrigue c’est que, chez nous, cette façon de considérer les enfants s’applique uniquement au théâtre. Autrement dit, à la sphère culturelle. Ici, l’enfant passe avant tout. Dans les repas de famille, c’est l’enfant qui a toujours la meilleure part. Lorsqu’on emménage dans un appartement, c’est l’enfant qui a la chambre la plus lumineuse, la plus ensoleillée. S’il faut lui acheter une paire de chaussures, qu’importe le prix, il faut que ce soit de bonne qualité. Et soudain, quand il s’agit de théâtre, on déterre un vieux conte qu’on bricole à la va-vite, et ça fera l’affaire. Dans notre culture de l’enfant-roi, ce revirement est très inattendu et révèle quelque chose de bien plus vaste, qui n’est pas nécessairement en lien avec les enfants. Ce phénomène vient dire en creux notre manque d’intérêt pour l’art et la culture, en général. Nous savons que ça existe, nous sommes contents que ça existe, mais nous ne savons pas trop quoi en faire… Nous savons que ce n’est pas un simple divertissement, mais nous nous persuadons que c’est un luxe. Il est difficile de nous défaire de cette idée préconçue, car nous l’avons intégrée dès l’enfance. Parce que la culture destinée aux enfants est médiocre, parvenus à l’âge adulte, ils en ignorent l’importance et reproduisent le même schéma. C’est une spirale sans fin. Pour autant, je ne désespère pas ! Je crois vraiment qu’il existe des exceptions remarquables et qu’elles ne sont pas des exceptions qui viennent confirmer la règle. Au contraire, elles préfigurent un changement majeur. J’appartiens à cette génération d’auteurs qui a su percevoir le potentiel du théâtre pour l’enfance et la jeunesse. Nos pièces ont vu grandir de nouvelles générations, de nouveaux publics, mais aussi de jeunes auteurs chez qui je décèle la même ardeur. La preuve en est, tu es une jeune autrice et ces questions te tiennent à cœur. Sans cela, nous n’aurions jamais entamé ce dialogue. Je me plains beaucoup, c’est vrai, mais j’ai tout de même la certitude que les choses évoluent dans le bon sens. Pas aussi vite qu’on le souhaiterait, mais les lignes bougent, c’est certain.
Nous mettons davantage en scène le processus que la pièce. La représentation “surgit” quand le groupe fonctionne
L.K. : J’aimerais maintenant que tu évoques ton travail au sein du Reflektor Teatar, qui est désormais une référence dans notre région. Les créations du collectif sont ancrées dans la réalité sociale et politique serbe, qui constitue la matière dramaturgique de votre travail scénique. Vous menez un travail de recherche qui implique toujours des acteurs amateurs, adolescents et jeunes adultes directement concernés. Comment élaborez-vous collectivement des méthodes de travail qui permettent d’aborder des enjeux aussi complexes pour des non-professionnels ?
M.B. : Au Reflektor, nous avons développé une méthode que nous appelons « Théâtre-laboratoire pour la jeunesse ». Ce n’est pas un système rigide et fermé, mais une pratique sans cesse enrichie et adaptée à de nouveaux thèmes, de nouveaux groupes et aujourd’hui, je peux le dire, à une nouvelle génération de jeunes. Cependant, nous avons quelques principes auxquels nous restons attachés. Avant tout, trois principes fondamentaux guident notre pratique : esthétique = éthique ; intime = politique ; art = activisme. À cela s’ajoute un quatrième principe, qui définit nos priorités : cheminement collectif = représentation. Par-là, nous entendons que la pratique collective compte autant que la qualité du spectacle que nous créons. Nous avons recours aux outils du théâtre appliqué – exercices, improvisations, ateliers, tous issus du théâtre pédagogique. Mais là où l’on considère habituellement que ce qui s’acquiert durant l’apprentissage prime sur la représentation, nous pensons, nous, que le résultat scénique compte tout autant. Apprentissage et création ne vont pas l’un sans l’autre. Nous menons chaque projet jusqu’à ce que le spectacle atteigne un niveau d’exigence artistique qui nous satisfasse pleinement. En résumé, on veut faire du théâtre jeunesse « mainstream » : au sein de notre collectif, les jeunes travaillent avec des équipes artistiques professionnelles et nous nous efforçons de traiter chaque élément de la production avec la même rigueur que celle des grandes scènes institutionnalisées. C’est ce qui, selon moi, nous distingue des autres structures pour la jeunesse. Bien sûr, monter un spectacle avec des ados pour quelques dates, c’est déjà beaucoup, mais c’est encore mieux s’il s’inscrit dans la durée, sur plusieurs années, qu’il tourne, qu’il parte en festivals et, surtout, que les jeunes qui le portent grandissent avec lui.
![Muškarčine [Mâles dominants] © Reflektor Teatar](https://surlering.org/wp-content/uploads/2025/10/muskarcine-males-dominants-c2a9-reflektor-teatar.jpg?w=1024)
Notre première création, Muškarčine [Mâles dominants], sur l’égalité de genre vue à travers le regard de jeunes hommes, va fêter ses treize ans. Au fil des années, le spectacle a beaucoup évolué. Nous avons commencé avec des lycéens qui, dans les trois premières années de création, ont intégré des conservatoires nationaux. Aujourd’hui, ils sont devenus acteurs et metteurs en scène professionnels et poursuivent leur travail au sein du collectif. Si nous dirigeons aujourd’hui l’équipe ensemble, nous avons aussi tissé des liens d’amitié très forts. Ce qui est une victoire, car, lorsque nous avons réuni ces jeunes, ils venaient de milieux très différents, souvent avec des parcours cabossés, et leurs opinions étaient diamétralement opposées. Ils n’auraient jamais pu se rencontrer ailleurs qu’au théâtre. Au Reflektor, chacun reste aussi longtemps qu’il le souhaite. Nous accueillons de nouveaux jeunes en permanence, mais nous ne rompons jamais la collaboration avec les anciens. C’est ainsi que nous construisons une communauté toujours plus large… et toujours plus jeune. Et surtout, notre principale ressource, c’est le temps. Nous consacrons parfois plus d’un an de travail de recherche à nos créations. Le texte, lui, émerge au cours des ateliers, puis l’écriture se fait collectivement, au plateau. Il est signé par la troupe, chaque acteur en étant coauteur. Concernant la répartition, il n’y a jamais ni rôle principal ni secondaire. Chacun doit disposer du même temps sur scène, y occuper la même place. La distribution doit être équilibrée, sans phénomène de tête d’affiche : s’il y a une star, c’est parce que nous sommes tous des stars. Ce principe est essentiel à la cohésion de groupe. Ce qui compte avant tout, c’est de tisser des liens forts. Le metteur en scène a pour fonction première d’instaurer un climat de confiance où chacun se sent libre d’exprimer ses pensées. En un sens, nous mettons davantage en scène le processus que la pièce. La représentation « surgit » quand le groupe fonctionne. Réunir des profils aussi différents est un vrai défi, et c’est en cela que réside notre engagement : les amener à trouver un langage commun et à dépasser leurs préjugés de départ.
Nous travaillons sur des thématiques sociétales fortes. À cet égard, nous faisons systématiquement appel à des intervenants, spécialistes des sujets que nous explorons – historiens, sociologues, juristes, philosophes, artistes… nous ouvrons aussi nos recherches au public, avec des conférences, des projections, des rencontres, et ce, pour croiser d’autres voix, aller à la rencontre de nouveaux interlocuteurs. C’est stratégique. C’est ce que nous appelons notre « cartographie des alliés ». Ce travail au long cours, parfois mené sur une année entière, participe du théâtre documentaire. C’est un théâtre engagé, postdramatique et sans quatrième mur.
Et d’un point de vue technique, le dispositif global – décor, scénographie, praticables, etc. – est réduit au minimum afin, d’une part, de transporter et remonter le spectacle facilement et, d’autre part, de pouvoir l’adapter à tout type d’espace.

L.K. : Qu’est-ce qui t’a amenée, en regard de ton parcours, à te tourner vers un théâtre entièrement participatif, un théâtre qui n’a pas peur d’affronter la réalité politique qui l’entoure ? Et comment le Reflektor parvient-il à tenir dans un système qui redoute la démocratie et qui s’emploie – par peur – à marginaliser le théâtre activiste, surtout lorsqu’il engage la jeunesse ?
M.B. : À cette question, je peux te donner deux réponses. Tout d’abord, j’ai très tôt été fascinée par le pouvoir transformateur du théâtre pour la jeunesse. Il éduque, ouvre à de nouvelles expériences, permet de tisser des liens, créer des ponts, il favorise l’émancipation et rend la société meilleure. Il élève l’individu, non seulement sur le plan artistique, mais aussi sur les plans social et citoyen. J’aime vraiment cette façon de travailler. C’est ce qui m’a permis de me construire en tant qu’autrice, metteuse en scène, pédagogue et productrice. Ensuite, ce choix est aussi la conséquence de la vie en Serbie, où l’espace laissé à l’activisme artistique s’est considérablement réduit. À vingt ans, j’étais une autrice jouée sur toutes les grandes scènes institutionnalisées. Aujourd’hui, ces mêmes scènes m’ignorent, alors que mon expression théâtrale est bien plus aboutie qu’à l’époque où elles me programmaient. Les raisons sont simples, je suis passée du statut d’autrice reconnue à celui de « spécialiste » du jeune public. J’ai également eu à affronter la censure du régime. Depuis, je ne suis plus la bienvenue dans le milieu institutionnel.
Les spectacles, désormais, je les produis moi-même ou avec mes proches du Reflektor Teatar. Bien sûr, c’est parfois frustrant, mais il y a un point positif : sans aucune aide de l’État, de la ville, ni d’aucune institution, nous avons réussi à créer un théâtre de répertoire, avec sa communauté, son lieu, ses festivals et, surtout, un public fidèle et impliqué. Lorsque nous faisons passer des auditions, des centaines de jeunes se présentent et, là, je me dis que, décidément, j’ai choisi la bonne voie. Mon combat et mon travail artistique ne font qu’un. C’est parfois épuisant, mais je suis convaincue de défendre une bonne cause, d’être du bon côté. Mon amour du théâtre a commencé par la dramaturgie, et aujourd’hui, je peux dire que je pratique tous les métiers du théâtre : la régie lumière, la régie son, le surtitrage, etc. En Serbie, il y a de bien meilleures autrices que moi, mais il n’y a pas meilleure technicienne. Je n’échangerai pour rien au monde cette équipe jeune, enthousiaste contre un grand ensemble dans un théâtre public, pas même pour des conditions plus confortables ou des cachets plus élevés. Ce que nous avons construit au Reflektor Teatar n’a pas de prix, parce que nous l’avons construit seuls.
La culture a un pouvoir de guérison, pas seulement quand on la “consomme”, mais aussi quand on la pratique et qu’on la partage.
L.K. : Nous l’avons déjà dit, les productions à destination des adolescents existent. Mais, vue de Croatie, j’ai souvent l’impression qu’elles reposent sur une vision fantasmée de leurs attentes – comme s’il suffisait, au fond, d’être « cool ». Elles me semblent parfois déconnectées, voire coupées de leur public. Toi qui pratiques le théâtre participatif depuis des années, comment concevrais-tu un spectacle pour les jeunes, qui ne les impliquent pas dans le processus de création ?
M.B. : Je ne sais pas si je pourrais travailler pour les jeunes, sans les jeunes. Je ne dis pas que c’est impossible ni que ceux qui le font ont tort. Je dis simplement que, pour ma part, cela ne m’intéresse pas de m’adresser à ce public seule, depuis une position d’autorité. Ce qui m’importe, c’est l’équipe, la communauté et l’impact collectif sur la société. La culture a un pouvoir de guérison, pas seulement quand on la « consomme », mais aussi quand on la pratique et qu’on la partage. Et l’essentiel, dans le processus théâtral participatif avec les jeunes, c’est l’écoute. Une écoute qui s’accompagne toujours de respect. Les adolescents passent leurs journées en classe, où on leur fait déjà la leçon. S’ils poussent la porte d’un théâtre, c’est pour y être vus et entendus. L’éducation n’est jamais à sens unique. Alors oui, j’enfonce une porte ouverte, mais il est important de le rappeler. Toutes ces années, j’ai enseigné aux jeunes la dramaturgie, le jeu, la mise en scène. Eux, en retour, m’ont transmis tout autant. Ils m’ont permis de saisir les enjeux des nouvelles générations, les défis auxquels elles sont confrontées, le regard qu’elles portent sur le monde. Si, aujourd’hui, je montais un spectacle pour les adolescents, sans les adolescents, je pourrais m’appuyer sur les savoirs qu’ils m’ont transmis. Il y a quinze ans, j’en aurais été incapable. À l’époque, mes jeunes collaborateurs étaient aussi mon public test. Si mes propositions ne leur plaisaient pas, alors elles ne toucheraient pas davantage les spectateurs de leur âge. Il ne s’agit pas de flatter ni de chercher à plaire à tout prix, mais plutôt de réfléchir à la manière dont on utilise le langage, à la façon dont on transmet ou l’on provoque la réflexion.
L.K. : La force du Reflektor Teatar, c’est le dialogue. À l’issue des représentations, avez-vous des échanges avec le public ?
M.B. : Oui, comme je te le disais, une partie de notre travail de recherche est ouvert au public, mais après chaque représentation, nous organisons également des rencontres. Ce ne sont pas des bords plateau, mais de véritables fêtes. On partage un verre, on écoute de la musique. Ainsi, le public peut échanger plus librement avec l’équipe. Ces instants « informels » contribuent parfois davantage à fédérer une communauté que les discussions modérées.
![Moja Zemlja [Ma Patrie] © Reflektor Teatar](https://surlering.org/wp-content/uploads/2025/10/moja-zemlja-ma-patrie-c2a9-reflektor-teatar.jpg?w=1024)
L.K. : Pour conclure sur une petite note optimiste, peux-tu nous dire à quoi ressemblerait, selon toi, le théâtre jeunesse de demain ?
M.B. : Avant toute chose, je tiens à saluer les initiatives portées dans toute la région. Elles sont nombreuses, il serait difficile de toutes les énumérer. Sur la scène indépendante, au Monténégro, on peut citer le Dramski studio Prazan prostor (Podgorica), ou encore le Korief Teatar (Kolašin). En Serbie, mentionnons le Grupa Grupa (Kraljevo), le Hleb Teatar (Belgrade) et aussi le Grupa Hop.la, qui anime un centre culturel en milieu rural, près de Velika Plana. En Bosnie-Herzégovine, le Théâtre des jeunes de Mostar et l’Atelier théâtre de Gornji Vakuf/Uskoplja (ville aux deux toponymes) où Oliver Jović parvient à l’impossible : faire du théâtre un espace de dialogue interethnique et de réconciliation.
Du côté des institutions, il faut bien sûr évoquer le travail du Théâtre des Jeunes de Zagreb (ZKM, Croatie), une référence en matière d’exigence artistique, mais aussi le Petit Théâtre Duško Radović (Serbie, Belgrade), du temps où il était dirigé par Anja Suša. Enfin, le programme Bitef Polifonija, associé au festival Bitef (Belgrade, Serbie) qui, depuis plus de vingt ans, forme de nombreux artistes à la pédagogie et à la création pour l’enfance et l’adolescence.
À l’avenir, j’aimerais que le théâtre pour la jeunesse devienne un lieu où l’on se forme, où l’on se rencontre, où chacun puisse découvrir sa singularité, développer sa sensibilité à l’art et, surtout, un lieu où l’on peut enfin faire communauté.
Je l’imagine comme un espace où l’on se retrouve librement, sans contraintes – davantage une place ouverte, un jardin, qu’une forteresse à laquelle on accède en achetant un billet. Le théâtre, à mes yeux, doit devenir un espace public, dans lequel la jeunesse peut grandir et s’épanouir. C’est à cette seule condition que le théâtre pour les adolescents pourra déployer tout son potentiel.
1. Minja fait référence ici à l’auvent en béton armé de la gare de Novi Sad qui s’est effondré le 1er novembre 2024, faisant 15 morts. Cet évènement tragique est à l’origine du mouvement de contestations qui dure depuis 1 an, mené par les étudiants de toute la Serbie.
2. Théâtre de Šabac, Serbie centrale.
3. Le burek est un feuilleté salé très prisé dans les Balkans et en Turquie, préparé à base de pâte filo et cuit au four, plutôt farci à la viande mais qu’on trouve aussi dans des variantes aux légumes (pissenlits, épinards, pommes de terre, etc) ou fromage.