En Roumanie, le théâtre à destination des adolescents reste un angle mort des politiques culturelles, tandis qu’apparaît une nouvelle génération d’auteurs et de metteurs en scène qui, malgré les réticences des adultes, inventent des récits sensibles et émancipateurs. L’autrice roumaine Mihaela Michailov partage ici sa vision de ce théâtre jeunesse en devenir.
En décembre 2024, le Théâtre Excelsior (l’un des deux théâtres de Bucarest qui s’engagent à soutenir les productions jeune public) a accueilli la première d’un spectacle sur lequel j’ai travaillé. Il s’agit de 7 minutes après minuit, mis en scène par Bobi Pricop. Ce spectacle est basé sur la dramatisation, conçue et écrite par mes soins, du roman inachevé de Siobhan Dowd A Monster Calls. Siobhan Dowd a succombé à un cancer avant de pouvoir l’achever ; cette tâche fut alors confiée à Patrick Ness.

Ce qui est fascinant dans ce roman, au-delà de l’histoire émouvante d’un garçon de 13 ans dont la mère malade décède, c’est qu’il ouvre un débat passionnant sur le rôle transformateur des histoires. Sur ce qui fait si mal, et qui doit être dit justement parce que c’est si douloureux. Sur ce qui nous prépare, dans un monde fictif, à la vie. Sur le terrain de jeu qu’offre une imagination qui plonge dans la réalité et nous tend la main lorsque les choses sont très difficiles. Sur l’évasion dans une fiction dure, mais aussi thérapeutique, et le retour au quotidien. Sur ce que l’on peut expérimenter dans un monde qui nous prépare à un autre ; cette préparation existentielle, dans une « cellule narrative » où l’on s’exerce à ce qui peut nous arriver, où l’on teste de multiples possibilités de vie, me semble essentielle aux enjeux du théâtre pour adolescents et jeunes adultes.
En écoutant des histoires complexes, racontées par un monstre, des histoires qui donnent un nouveau sens à des réalités prévisibles, Connor, le protagoniste du spectacle A Monster Calls, se prépare à la séparation d’avec sa mère. Il apprend, en écoutant, à accepter – autant que possible – la mort d’un être cher. Le théâtre pour adolescents ouvre cette infinité d’existences non vécues, incarnées et palpables. Il crée des confrontations avec des réalités qui font mal, mais qui peuvent devenir plus douces, plus tendres, si l’on aide les adolescents à trouver une « sortie de secours » dans la fiction.
Après la première de 7 minutes après minuit, sur un groupe Facebook où de nombreuses personnes discutent des spectacles qu’ils voient, une mère a écrit : « Faut-il montrer la maladie et la mort dans un spectacle pour adolescents ? » C’est une question récurrente après chaque spectacle abordant un thème « lourd ». Elle s’associe à d’autres : « L’adolescent est-il prêt à affronter une réalité cruelle ? À quel monde l’expose-t-on ? Pourquoi des thèmes difficiles sont-ils nécessaires dans un théâtre pour adolescents ? ». Toutes ces questions me semblent extrêmement pertinentes, d’autant plus qu’elles parlent plutôt de nous, les adultes. De nos angoisses, de nos vulnérabilités, de nos insécurités. De ce que nous pensons convenir aux adolescents ou qui pourrait les effrayer. Au fond, à qui s’adresse le théâtre pour adolescents ? Est-il fait pour conjurer les peurs des adultes, ou pour libérer des adolescents ? Le théâtre pour adolescents est-il un territoire semé de tabous, ou plutôt un champ d’imagination troublante, de rencontre avec ce qui pourrait les préparer à un monde où ils se sentiraient moins seuls ? Est-il le lieu sûr où les angoisses sont endormies ou attisées, afin que, au cœur de leur intimité, nous puissions les regarder droit dans les yeux et leur raconter des histoires ?
En Roumanie, rares sont les théâtres pour adolescents qui adoptent une stratégie de production et de programmation qui leur soit spécifiquement dédiée, proposant des activités à caractère éducatif, des débats ou des ateliers. À Bucarest, un seul théâtre leur est consacré – le Théâtre Excelsior – et un seul autre – le Théâtre Metropolis – s’est vu confier comme mission, ces dernières années, d’être « ouvert aux artistes de la jeune génération, aux thèmes et préoccupations actuels ». L’année dernière, le Théâtre Metropolis a fondé la première troupe d’adolescents de Roumanie qui se soit produite sur la scène d’un théâtre professionnel ; il a récemment réussi à définir une orientation où les projets destinés au jeune public jouent un rôle non négligeable. Cependant, le répertoire de ces deux théâtres – les seuls à s’intéresser véritablement à l’univers des adolescents – propose également des spectacles moins centrés sur les problématiques de la jeunesse actuelle : leur mission et leur vision théâtrales ne sont pas strictement liées à cet univers.

Si le nombre de théâtres pour adolescents est extrêmement réduit en Roumanie, on trouve en revanche, dans plusieurs villes du pays, des théâtres pour enfants privilégiant, pour la plupart, des spectacles inspirés de contes de fées classiques. Bien qu’appelés théâtres « pour enfants et adolescents », leur orientation est essentiellement tournée vers l’enfance proprement dite ; cela signifie que, dans de nombreuses villes roumaines, le public adolescent n’a nulle part où aller. Les théâtres pour adultes sont « trop grands » pour les adolescents (car les spectacles qu’on y présente ne correspondent pas à leurs centres d’intérêt), et les théâtres pour enfants « trop petits ».
Ainsi, tout un segment est absent de l’offre culturelle et reste en quelque sorte suspendu entre ces deux types de théâtres. Quant à la situation culturelle en milieu rural, elle est bien plus dramatique. Après 1989, le nombre des infrastructures culturelles rurales a considérablement diminué. De nombreux centres culturels datant de l’époque socialiste ont été détruits, laissant un vide culturel et éducatif très difficile à combler. Dans la pratique, les adolescents des zones rurales ne bénéficient pas de lieux qui leur assureraient l’accès à des représentations théâtrales ou à d’autres types d’activités culturelles.
Mais revenons à l’offre culturelle des théâtres pour enfants. Leur répertoire, je le disais, est à quelques exceptions près centré sur des contes de fées connus de tous, des histoires « validées », inscrites dans le patrimoine classique. Entre ce patrimoine narratif établi et reconnaissable et le théâtre destiné au public adulte, un clivage d’appartenance se dessine nettement. Bref, les adolescents ne sont nulle part. C’est bien sûr la raison pour laquelle les rares théâtres qui leur sont destinés sont si importants, et peuvent créer des territoires d’identification et de reconnaissance. Appartenir au théâtre qui vous représente, qui raconte vos histoires et vous fait sentir moins seul, qui vous donne l’occasion de vous refléter dans le monde des autres, c’est peut-être, d’une certaine manière, la même chose qu’appartenir à un gang.

Ces dernières années, une dramaturgie pour adolescents s’est développée en Roumanie, explorant des thèmes brûlants, comme en témoignent par exemple certaines pièces d’Elise Wilk. Une dramaturgie de partage des sensibilités qui décode le monde qui les entoure avec honnêteté et espoir. Une dramaturgie se fait jour de plus en plus, qui aborde la fluidité des genres et la non-binarité, la santé mentale, la toxicomanie, la violence et les abus, l’anorexie et la pression sociale exercée sur des corps exclus s’ils ne correspondent pas à certains modèles. Des textes performatifs non binaires de Bogdan Georgescu, tels des poèmes du devenir, à une dramaturgie féministe explorant des thèmes tels que la désobéissance et la déstructuration de l’ordre patriarcal (Anca Munteanu, Iulia Mirică, Ioana Toloargă), la dramaturgie pour adolescents se façonne poétiquement et politiquement. Elle revendique des territoires libérateurs et transformateurs, agissant dans l’immédiateté d’un imaginaire qui a besoin d’être entendu et vu.
L’adolescent/e pour lequel/laquelle nous écrivons un texte de théâtre n’est pas un corps générique ni une sensibilité décontextualisée. Il est un monde singulier et vibrant, chargé d’insécurités, d’angoisses et de questions dérangeantes. Un monde qui a besoin d’un espace et d’un temps qui lui soient propres. Le temps de l’écriture qui englobe ses profonds paradoxes, ses incertitudes troublantes.
LES TEXTES DISPONIBLES AU CATALOGUE DE LA MAISON ANTOINE VITEZ
- Le Chat de Schrödinger, Alexa Băcanu, traduction Alexandra Lazarescou
- La Famille Offline, de Mihaela Michailov, traduction Fanny Chartres
- La Petite Soldate, Mihaela Michailov, traduction Alexandra Lazarescou
- Sales gosses, Mihaela Michailov, traduction Alexandra Lazarescou
- Le Chat vert, Elise Wilk, traduction Alexandra Lazarescou
- Avions en papier, Elise Wilk, traduction Fanny Chartres et Alexandra Lazarescou
- Explosif, Elise Wilk, traduction Alexandra Lazarescou