Alors qu’elle s’apprête à rencontrer l’autrice et metteuse en scène serbe Minja Bogavac, fondatrice du collectif Reflektor Teatar, Lucija Klarić – autrice dramatique croate qui écrit pour la jeunesse – questionne la transmission dans un paysage théâtral sans véritables structures dédiées aux adolescents. Elle livre ici ses réflexions sur l’expérience de « faire théâtre » avec les jeunes, à la lumière des productions croates et du travail mené en Serbie par Minja Bogavac au sein du Reflektor Teatar.
Par Lucija Klarić, traduction (croate) de Karine Samardžija
Se tourner vers le théâtre pour les adolescents, avec les adolescents – hormis lorsqu’il s’agit de décrocher des ateliers subventionnés ou de remplir une salle avec des scolaires – est chose rare dans l’espace ex-yougoslave. Plus rares encore sont les artistes qui en font une véritable vocation. Engager le dialogue avec Minja Bogavac – autrice, metteuse en scène, dramaturge, activiste et actrice culturelle serbe qui a su s’affirmer dans le sud-est européen comme sur la scène internationale, avec des spectacles et des textes d’un engagement politique rare, pensés pour les jeunes, avec les jeunes – s’impose alors comme une évidence pour amorcer une réflexion sur ce que pourrait être – et ce qu’est déjà – le théâtre à destination des adolescents « chez nous ».
Minja Bogavac est remarquée au début des années 2000 alors qu’elle est en première année à la faculté des Arts dramatiques de Belgrade, avec un premier texte, North Force, dans lequel elle dresse le portrait de jeunes supporters pour qui le football devient un terrain de construction identitaire. D’emblée, elle esquisse – volontairement ou non – les lignes de force qui feront sa renommée : écrire un théâtre qui parle « la langue des jeunes » et qui ausculte sans complaisance la réalité sociale et politique de la société serbe (dite de transition), encore marquée par les conflits des années 1990.
Parallèlement à ses créations, la jeune autrice s’investit sur les scènes institutionnalisées : en 2002, elle rejoint l’équipe du festival Bitef, vitrine majeure de la scène alternative et indépendante, puis, de 2018 à 2020, elle prend la direction du Théâtre de Šabac 1, une scène régionale influente dans le paysage théâtral serbe. Aujourd’hui, elle se consacre entièrement à sa compagnie, le Reflektor Teatar, qu’elle dirige depuis 2012 et dont la ligne artistique est pleinement dédiée à la jeunesse et s’articule autour de la création participative avec les adolescents et les jeunes adultes. Le travail que mène Minja Bogavac avec le Reflektor Teatar a depuis longtemps dépassé les frontières de la Serbie – à commencer par celles qu’elle partage avec la Croatie.
Ma patrie, une jeunesse en quête de changement
Récemment encore, nous avons pu découvrir au ZKM – Théâtre des Jeunes de Zagreb, son dernier spectacle, Ma patrie, dont sa sœur, Jelena Bogavac, signe la mise en scène. Si le tandem Bogavac assume la direction artistique du spectacle, c’est d’abord une aventure collective. Les véritables protagonistes sont les acteurs eux-mêmes, dix-sept jeunes âgés de 16 à 30 ans qui, sous le regard attentif des sœurs Bogavac, ont pris part à l’écriture, à la dramaturgie et au travail de création au plateau, avant de porter ensemble le spectacle sur scène. La tâche que s’est fixée le collectif de Ma patrie n’avait rien d’évident. En s’attaquant de manière frontale à l’histoire des conflits récents dans les anciennes Républiques yougoslaves (de la Slovénie à la Croatie, en passant par la Bosnie et le Kosovo), le pari était risqué. Les mémoires sont toujours à vif, elles continuent de diviser, quand certains préfèrent encore le déni. Pourtant, ensemble, ils ont réussi à créer un spectacle d’une honnêteté rare, sans jamais céder à la facilité, à la mystification, ni tomber dans le voyeurisme de l’horreur et de la tragédie. Cette analyse historique, complexe et douloureuse, que ces auteurs-acteurs portent sur scène, se construit à partir de leur seule expérience : celle d’une jeunesse qui n’a pas connu ces guerres, mais qui en subit encore les répercussions – dans le domaine politique, économique et social, en Serbie comme dans les pays alentour ; une jeunesse qui ne voit venir aucune amélioration, à laquelle on n’a jamais vraiment expliqué, hélas, ce qu’il s’était passé il y a trente ans et qui peine à comprendre la société dont elle hérite aujourd’hui. Toutes et tous sont les enfants de ceux qui continuaient à « vivre leur vie » tandis qu’à quelques kilomètres se déroulaient le siège de Vukovar, le génocide de Srebrenica, l’épuration ethnique au Kosovo… Leur position, prise dans la constellation déjà complexe des relations entre les populations de l’espace ex-yougoslave, aurait pu compliquer le propos. Pour relever le défi, le duo Bogavac a su trouver en eux le courage et l’énergie propres à l’adolescence : la jeune génération est la seule capable de s’affranchir du passé sans craindre l’avenir.

La représentation de Ma patrie au ZKM a profondément bouleversé le public croate, composé pour l’essentiel de personnes nées pendant ou après les années 1990, et dont je fais partie. Ce spectacle vient marquer durablement le paysage théâtral contemporain, surtout celui dédié à la jeunesse, par sa singularité et sa profondeur. Nous, spectateurs, nous nous sommes identifiés avec une facilité déconcertante aux émotions venues du plateau : nous venions de franchir collectivement une étape cruciale dans ce travail historique et réparateur sur l’héritage des années 1990. Un travail qui échappait enfin aux manipulations des nationalistes au pouvoir.
Qu’importe si, aujourd’hui, nous appartenons à des états différents, nos préoccupations n’en demeurent pas moins les mêmes. Et Ma patrie n’est pas sans rappeler quelques succès croates, comme le spectacle Generacija 91-95 du collectif Montažstroj qui, en son temps, n’avait pas eu peur de s’attaquer aux points névralgiques de notre histoire, ni de s’engager dans des processus de création participative. L’écho retentissant du spectacle du Reflektor Teatar tient en grande partie à ce qu’il « ose », comme l’avait osé jadis Montažstroj, donner la parole à ces jeunes, qui ne portent pas le poids des traumatismes des conflits passés – du moins pas de la même manière – et sur qui repose le monde de demain. Et c’est aussi sur eux que repose l’avenir des relations régionales dans les Balkans. Un avenir où, de toute évidence, il reste beaucoup à faire et de nombreuses choses à améliorer, y compris dans le domaine du théâtre, encore trop peu connecté et, hélas, trop cloisonné, malgré le potentiel des affinités culturelles et linguistiques que notre histoire politique continue en partie d’assombrir.
Mais l’accueil réservé à Ma patrie en Croatie ne se limite pas à cela. Ce spectacle a également apporté un souffle nouveau, tant esthétique que dans ses modes de création, sur les productions à destination de la jeunesse qui, aujourd’hui encore, sauf quelques rares exceptions, restent largement inaccessibles à celles et ceux auxquels elles sont pourtant destinées : les jeunes eux-mêmes.
En Croatie, des scènes dédiées à la jeunesse, sans la jeunesse
Si, au sein du Reflektor Teatar, la participation des jeunes est presque toujours une règle, en Croatie, en revanche, le théâtre jeunesse, quand il existe, reste souvent coupé de son public. Les jeunes sont rarement invités à monter sur scène, et encore moins à prendre part au processus de création. Même au ZKM, auquel est rattaché l’Učilište – l’une des plus grandes écoles dramatiques pour enfants et adolescents 2 – les jeunes sont rarement invités à participer aux productions du répertoire. Et quand cela arrive, ils ne sont jamais considérés comme partie intégrante du processus de création. Au répertoire du ZKM – dont le nom signifie, rappelons-le, Théâtre des Jeunes de Zagreb – ne figure qu’un seul spectacle dans lequel jouent des adolescents : U koga se uvrglo ovo dijete ? [De qui tient cet enfant ?] Reprise d’une comédie musicale des années 1980, cette pièce est née d’une collaboration entre le théâtre et l’Učilište et reste, à ce jour, l’un des plus gros succès de la maison. En regard de ce spectacle qui, aujourd’hui encore, fait salle comble, une question s’impose : pourquoi les collaborations avec les jeunes qui habitent déjà nos théâtres sont-elles si sporadiques alors que, de toute évidence, elles sont tout aussi attendues que nécessaires ?

Cependant, il serait injuste d’affirmer qu’il n’existe pas de théâtre à destination de la jeunesse en Croatie. Bien avant la reprise de U koga se uvrglo ovo dijete, en 2024, le metteur en scène Dario Harjaček avait déjà collaboré avec les élèves de l’Učilište sur le spectacle Mi i oni [Nous et eux], consacré à l’expérience de l’école et du système éducatifs, dans lequel les jeunes apprentis acteurs partageaient la scène avec l’ensemble du ZKM. En 2025, il revient au théâtre municipal Žar ptica [L’Oiseau de feu], scène zagréboise dédiée à l’enfance et à la jeunesse, avec son spectacle Pet Nula [Cinq Zéro], qui traite de la réussite scolaire. Cette création s’est nourrie en amont d’un travail entre l’équipe artistique et des classes de lycée. Au cours de la même saison, il crée en collaboration avec de jeunes acteurs professionnels Šuti, muči [Souffre en silence] au Théâtre des Jeunes de la ville de Split, qui aborde le difficile passage à l’âge adulte. Chose étonnante, ce théâtre municipal, dont le nom est dédié à la jeunesse – encore un – ne compte que très peu de spectacles à destination des adolescents à son répertoire.
Il arrive pourtant que des élans créatifs surgissent spontanément. Ce fut le cas de la comédie musicale Aladin, une production indépendante du Studio dramatique Učilište-ZKM, écrite, chorégraphiée, mise en scène et interprétée par les élèves de l’Učilište en 2023. Malgré son succès, ce projet – créé pour les jeunes, par les jeunes – s’est vite arrêté, faute de production.
Alors oui, certaines scènes croates consacrent une partie de leur production à la jeunesse, comme le Théâtre Tirena, ou encore Mala Scena. À cet égard, il faut saluer l’initiative du collectif Poco Loco qui, en 2023, a créé le festival Bolje da o tome ne razgovaramo [Mieux vaut ne pas en parler], accueillant des créations pour enfants et adolescents, venues de toute la région de l’Europe du Sud-Est. Ainsi énumérées, ces initiatives peuvent sembler nombreuses et solides. En réalité, ce ne sont que des élans sporadiques dans un espace théâtral qui ne se soucie guère de la jeunesse, qu’il ne juge ni digne d’un espace dédié, ni d’un travail s’inscrivant dans la durée. Même si le ZKM consacre une partie de ses ressources à la programmation jeune public, force est de constater un manque général de politiques culturelles orientées vers la jeunesse, d’autant que la plupart des théâtres à destination de ce public limitent leur répertoire à des spectacles pour les moins de 12 ans. Cette programmation témoigne d’une lacune institutionnelle : ce public, que l’on accompagne depuis son plus jeune âge, se retrouve lâché à l’adolescence, alors qu’il est un interlocuteur puissant, passionné et inspirant.
En Serbie, une jeunesse en ébullition
Les initiatives en Croatie demeurent fragiles, souvent à la marge. Aussi, aurions-nous tout à apprendre de Milena Bogavac et du Reflektor Teatar qui, avec Ma patrie, vient nous rappeler que le théâtre jeunesse ne se limite pas à produire des spectacles destinés aux jeunes. Il commence réellement lorsque ceux-ci sont impliqués dès le départ dans le processus de création. L’institution théâtrale se doit d’être un espace véritablement inclusif, pensé pour eux et avec eux.
Ainsi, avec Minja Bogavac avons-nous tenté, en croisant nos expériences par-delà les frontières, de dresser un état des lieux du théâtre pour la jeunesse. Précisons pour le lecteur francophone que notre regard s’ancre principalement en Croatie et en Serbie, où nos réalités se croisent au gré des festivals et des échanges, et qu’il ne prétend pas représenter l’ensemble de l’Europe du Sud-Est.
J’aimerais conclure cette réflexion par un message que m’a adressé Minja en vue de notre entretien et que je reproduis ici dans son intégralité :
« Avant de répondre à tes questions, j’aimerais partager une petite note “introductive” qui me semble nécessaire. Nous menons cet entretien alors que depuis ONZE mois, la Serbie est secouée par des protestations citoyennes, qui constituent le mouvement social le plus long et le plus massif de son histoire. Cette révolte est précisément menée par les jeunes, c’est-à-dire cette partie de la société, du public, que nous évoquons ici. Je ne doute absolument pas que ces jeunes finiront par remporter le combat qu’ils mènent : ils ont l’avantage de la jeunesse, le temps joue en leur faveur et, au final, ce sont eux qui décideront de ce qui adviendra. Lorsque tout cela prendra fin, ce sont eux qui écriront l’histoire. Et c’est leur génération qui en fera sa propre lecture. Je n’en doute absolument pas, les raisons de cette révolte sont justes… et plus profondes qu’il n’y paraît. Après des décennies de négligences envers les aspirations de la jeunesse, le temps est venu de rendre des comptes… Reste à savoir quand et comment tout cela s’achèvera… et quelles transformations sociales concrètes naîtront de ces manifestations. J’ai donc le sentiment que notre conversation a lieu dans une sorte de “moment charnière” : ce qui était il y a dix mois désormais n’est plus. Ce qu’il en sera dans dix mois – personne ne le sait… mais, de toute évidence, plus rien ne sera comme avant. Les manifestations ont commencé avec l’effondrement de l’auvent de la gare de Novi Sad 3, qui a fait 15 morts. Les étudiants, eux-mêmes confrontés à l’effondrement du système éducatif, ont pris la tête du mouvement de contestation… et tous ceux qui connaissaient ce système pouvaient le prévoir. En regard de la situation, j’espère que mes réponses à tes questions ne paraîtront pas trop pessimistes, ni trop marquées par une atmosphère “d’avant”. J’espère que, dans les années à venir, la génération dont nous parlons aujourd’hui prouvera qu’au moment même où nous menons cet entretien, nous avions toutes les raisons d’être optimistes. J’espère que la Serbie offrira, enfin, de vraies perspectives à sa jeunesse. Dans tous les domaines, y compris le théâtre. »

2. L’Učilište ZKM « Zvjezdana Ladika » [école du Théâtre des Jeunes de Zagreb], est un conservatoire municipal qui accueille chaque année près de 1 500 enfants et adolescents dans les studios de théâtre, danse et marionnettes du ZKM. Les cours se déroulent tout au long de l’année scolaire et donnent lieu à des représentations publiques dans les espaces du théâtre.
3. Le 1er novembre 2024, aux environs de midi, l’auvent en béton armé de la gare de Novi Sad s’effondre. Cet évènement tragique est à l’origine du mouvement de contestations qui dure depuis 1 an, mené par les étudiants de toute la Serbie.