Peer Wittenbols, auteur dramatique néerlandais, était présent en juillet dernier aux côtés de ses deux traducteurs, Mike Sens et Esther Gouarné, à la biennale de la traduction de la Chartreuse, pour la lecture de sa pièce Guerres de Troie. L’occasion pour nous de retracer le beau parcours théâtral de cet auteur, maintes fois primé aux Pays-Bas. Entretien.

Propos recueillis et traduits par Mike Sens

MIKE SENS : Tu as reçu en 2022 le Toneelschrijfprijs 1, dans la catégorie traduction 2, pour ta pièce Guerres de Troie. C’est dans ce cadre-là que nous avons eu la chance, Esther Gouarné et moi-même, de traduire ce texte. Quelles sont tes impressions après cette première lecture en français de Guerres de Troie à la Chartreuse ?

PEER WITTENBOLS : Tout d’abord, c’est un honneur pour moi d’entendre Guerres de Troie en français dans un cadre aussi idyllique que celui de la Chartreuse. Si ma connaissance du français reste assez rudimentaire, j’ai néanmoins retrouvé le rythme du texte original. J’ai pu également apprécier les différents registres de langue, ce qui est primordial dans une pièce aussi hétéroclite que Guerres de Troie, où les éléments textuels s’entrechoquent.

M.S. : Dans Chiot de garde, un texte jeune public, tu abordais le thème difficile du deuil. Avec Guerres de Troie, pièce à destination des adolescents, tu traites de la guerre et des souffrances humaines. Est-ce une volonté des auteurs et des autrices dramatiques néerlandais.es de confronter les plus jeunes à des sujets aussi sensibles ?

P.W. : Dans les années 1970, aux Pays-Bas, les enfants ont commencé à être considérés à égalité des adultes, mais c’est seulement au tournant des années 1990 que des auteurs et des autrices dramatiques comme Ad de Bont et son texte Mirad, un garçon de Bosnie, ou encore Pauline Mol et Raconte Médée raconte, ont bouleversé le champ des écritures pour le jeune public. Les enfants et les adolescents ont cessé d’être infantilisés. Désormais, ils sont confrontés à la réalité, avec beaucoup de subtilité. Je constate toutefois qu’aujourd’hui les programmateurs sont de plus en plus frileux et prennent moins de risques. Quant aux enseignants, ils hésitent à accompagner leurs élèves aux spectacles par peur d’un conflit avec les parents.

M.S. : La pièce Guerres de Troie dure environ cinq heures. Peux-tu revenir sur la genèse de ce texte monumental ?

P.W. :  À l’origine, il s’agit d’une commande du HNTjong, le bureau de production jeune public du Nationale Theater à La Haye, passée à la metteuse en scène Noël Fischer. Avec la dramaturge Martine Manten, qui a assuré la dramaturgie d’un grand nombre de mes pièces, elles sont venues me voir pour me demander « une pièce pour les 14 ans et plus, d’une durée de cinq heures, basée sur une œuvre classique ». Cela m’a laissé sans voix, c’était ahurissant… jouer pendant cinq heures pour des adolescents, c’était aller au casse-pipe ! Alors nous avons commencé à discuter et sommes tombés d’accord sur le thème de la guerre et la manière dont elle touche celles et ceux qui la vivent au sortir de l’enfance.

cette expérience qui consiste à porter un texte à la scène, donner vie à une réflexion commune, c’est le fondement même de l’art dramatique 

M.S. : Quel a été le processus d’écriture dans ce cadre très particulier qu’est la commande ?

P.W. : J’ai commencé par revisiter mes classiques puis, très vite, mon choix s’est arrêté sur L’Iliade. La figure d’Achille a été également très inspirante. J’ai trouvé dans l’épopée d’Homère les matériaux nécessaires à la construction de mon récit. Je ne voulais pas faire une réécriture mais une pièce nouvelle dans laquelle se mêleraient les emprunts au récit homérique avec une totale liberté. J’avais bien conscience alors qu’il existait de nombreuses adaptations de la guerre de Troie, au cinéma, en bande dessinée, au théâtre, etc. Ma pièce est une version parmi d’autres. La phase d’écriture a duré environ trois mois, durant lesquels j’ai collecté les matériaux, des récits de guerre, des témoignages de soldats revenus du front, notamment des vidéos postées sur YouTube. Après cette première phase d’écriture, j’ai travaillé et échangé avec l’équipe artistique, ce qui m’a permis de reprendre le texte à mesure que la création avançait.

M.S. : Qu’as-tu retiré de ces échanges avec les acteurs et les actrices ?

P.W. : Cela m’a beaucoup aidé au cours des différentes étapes d’écriture. Lorsque nous avons lu ensemble le premier jet à la table, nous avons immédiatement entendu ce qui fonctionnait et ce qui ne fonctionnait pas. Les retours des acteurs et des actrices m’ont amené à couper le texte par endroits, à le reprendre à d’autres. Nous avons aussi longuement échangé sur la distribution, sur ce qui pouvait sembler injuste à certains et certaines quant à la répartition des rôles. Ces discussions-là sont très enrichissantes. Il ne s’agit pas de rivalité ou de vanité, mais d’une saine compétition. Dans Guerres de Troie en particulier, les acteurs et les actrices entrent dans l’arène et doivent s’affronter. Pour cela, il leur faut être armé.es. Ce dialogue avec les acteurs et les actrices me permet de confronter l’écriture à la pratique du jeu. C’est ce qui nourrit mon écriture. Sans cela, je ne pourrais plus écrire.

M.S. : Tu évoques les discussions autour de la distribution. Qu’a impliqué la répartition des rôles dans le processus d’écriture ?

P.W. : Nous avons longuement évoqué la place qu’occupaient les personnages féminins de la pièce et leur authenticité. Ces questions m’ont ramené à ma volonté première, à savoir une distribution à contre-genre : les acteurs jouent des femmes, les actrices jouent des hommes. Par exemple, l’actrice Romana Vrede incarnait deux pôles : Aphrodite et la sensualité, Agamemnon et la perversion par le pouvoir. La tyrannie revêtait alors le visage d’une femme, ce qui a influé la réception du personnage auprès du public. C’était une idée de la metteuse en scène et, même si je n’étais pour rien dans ce choix, cela a eu un impact sur le processus d’écriture. Cela a engendré une tension dramatique nouvelle.

M.S. : Comment expliques-tu ce lien étroit que tu entretiens avec les acteurs et les actrices ?

P.W. : J’ai reçu une formation de professeur de théâtre à l’Académie de Maastricht, où la philosophie était « pour enseigner le théâtre, il faut jouer soi-même ». Durant mes quatre années d’études, je suis donc passé par l’épreuve du plateau. Pour autant, je ne suis vraiment pas acteur, mais cette expérience qui consiste à porter un texte à la scène, donner vie à une réflexion commune, c’est le fondement même de l’art dramatique !

M.S. : Tu as donc été professeur de théâtre ?

P.W. : Pour être tout à fait honnête, ma carrière d’enseignant a été assez brève, même si aujourd’hui je continue d’animer des ateliers d’écriture. J’ai commencé à écrire très tôt. Je m’y suis vraiment consacré lorsque Rob Ligthert, qui était également étudiant à l’Académie, m’a proposé d’écrire un texte pour qu’il le mette en scène. Je me suis lancé dans une adaptation très libre du Marin rejeté par la mer, de Yukio Mishima. Le spectacle a été très bien accueilli, nous avons même été programmés au théâtre Frascati à Amsterdam. C’est ainsi qu’est née notre collaboration. Sauf qu’à nos débuts, nous ne bénéficions d’aucun soutien des institutions. Nous rémunérions les acteurs et les actrices avec nos petits salaires d’enseignants !

M.S. : Peux-tu revenir sur tes différentes collaborations artistiques ?

P.W. : Rob a mis en scène pratiquement tous mes textes. Nous avons travaillé ensemble pour le théâtre Huis van Bourgondië, à Maastricht, où nous avons créé la compagnie De Federatie. Nous avons produit dix de mes pièces. Ce fut un véritable apprentissage car j’ai pu éprouver mes textes au plateau. Plus tard, je suis devenu auteur associé du Theater Oostpool, à Arnhem. Martine Manten, la conseillère dramaturgique de Guerres de Troie, était déjà de la partie. Même si elle travaille aussi pour d’autres structures, elle assure la dramaturgie de la plupart de mes pièces depuis 1988. Je travaille également avec les mêmes acteurs et actrices, comme Joost Spijkers par exemple, avec lequel je collabore depuis douze ans maintenant. Cette fidélité s’explique en partie par mon désir de cheminer ensemble, avec mes compagnons de route, à la construction d’une œuvre.

J’écris essentiellement en pensant à un acteur ou à une actrice, j’expérimente, je fouille l’écriture. Et je suis seul au bureau, avec mon chien. Je travaille pour cette liberté-là 

M.S. : Tu es originaire de la partie frontalière entre les provinces de Brabant et de Zélande, où les mentalités diffèrent de celles au-dessus du Rhin. Quels liens entretiens-tu avec ce territoire ?

P.W. : Je vis depuis longtemps à Arnhem, dans l’est du pays, près de la frontière allemande, mais la province de Brabant me manque parfois. Même si l’on y parle la même langue, nous n’entretenons pas le même rapport avec elle. Il suffit d’écouter les dictons, les proverbes ! La langue de ma province natale est plus joyeuse, elle est pleine d’entrain, et cela tient aussi à la tradition du carnaval. Je crois que cela se ressent dans mes textes. J’ai grandi à 30 km d’Anvers, et le charme du flamand a également eu son influence. La langue à Berg-op-Zoom se trouve à mi-chemin entre le brabançon, le zélandais et le flamand. Dès que j’en entends la sonorité, je tends l’oreille et je me sens chez moi.

M.S. : Quel rapport entretiens-tu à la langue dans ton écriture ?

P.W. : Où que l’on soit aux Pays-Bas, il y a toujours un glissement dialectal. J’entends immédiatement si une personne est originaire de Berg-op-Zoom ou de Roosendaal. Pourtant il n’y a que 10 km entre les deux villes ! Même à Maastricht il suffit de traverser le pont pour que le glissement s’opère. Ces nuances dialectales, elles sont très présentes dans mon écriture, sans doute parce que j’écris beaucoup sur la famille et chaque famille possède un langage qui lui est propre. Si le théâtre a recours bien souvent à une langue standardisée, je crois, au contraire, que chaque texte dramatique doit posséder sa propre langue.

M.S. : As-tu un rituel pour écrire ?

P.W. : J’écris comme un modeste employé. Je marche avec mon chien jusqu’à mon bureau en ville. Je commence à neuf heures moins le quart, puis je continue jusqu’à dix-sept heures. Je fais une petite pause entre les deux. Mais en principe j’écris toute la journée. Sachant que je produis énormément, je jette aussi beaucoup. Je sais que d’autres écrivent une heure par jour et sont d’une efficacité redoutable mais, moi, j’aime m’aventurer. Je mets tous les textes inutiles sur un tas de brouillons – en germe – et souvent j’y pioche quelque chose qui me servira à un endroit précis d’un projet en cours ; une phrase parmi mille phrases, celle qui fera la différence. J’écris essentiellement en pensant à un acteur ou à une actrice, j’expérimente, je fouille l’écriture. Et je suis seul au bureau, avec mon chien. Je travaille pour cette liberté-là.

M.S. : Le chien a donc une vraie fonction…

P.W. : Indéniablement. Il dort sous ma table de travail et ne fait rien. C’est primordial.


1. Prix du meilleur texte dramatique.
2. Cette catégorie octroie une aide à la traduction pour le texte retenu.