
En un peu plus de trente années d’existence, la Maison Antoine Vitez a su consolider – grâce à l’aide du ministère de la Culture et de la Communication, de nombreux partenaires institutionnels, et grâce surtout au travail de ses traductrices et traducteurs –, un triple rôle de « fabrique de traductions », de centre de promotion des textes dramatiques venus des langues les plus diverses et de pôle d’échanges entre le monde de la traduction théâtrale et celui de la scène.
Aujourd’hui, notre répertoire de pièces, traduites d’une quarantaine d’aires linguistiques différentes, compte près de 1300 titres, tous accessibles gratuitement via notre site lorsqu’ils ne sont pas édités ; nous collaborons avec les principales maisons d’édition théâtrale, alimentons de nombreux comités de lecture, sommes invités dans les principaux festivals de théâtre soucieux de promouvoir les écritures dramatiques contemporaines, animons des ateliers de formation à la traduction et au sur-titrage à l’université, des ateliers de dramaturgie dans des écoles de théâtre, participons à des colloques nationaux ou internationaux, et continuons à alimenter notre fonds d’une trentaine de nouveaux titres par an.
Les progrès accomplis depuis le début des années quatre-vingt-dix en matière de reconnaissance du rôle essentiel des traductrices et traducteurs de théâtre dans la découverte, la circulation et la création de textes dramatiques du monde entier permettent aujourd’hui à la scène contemporaine française et francophone d’offrir au public une image fidèle et stimulante de la diversité des textes écrits dans des langues autres que la nôtre. Nous avons toujours été soucieux, à la Maison Antoine Vitez, de veiller à ce que la traductrice ou le traducteur de théâtre soit inscrit, à la place qui lui revient, dans le processus de création d’une pièce étrangère en langue française. Et lorsqu’ils sont séduits par une pièce venue d’un autre horizon linguistique, nombreux sont aujourd’hui les artistes qui savent établir un dialogue fertile avec les professionnels de la traduction pour alimenter leur réflexion dramaturgique ; ces deux mondes, si complémentaires quand on y songe (Antoine Vitez ne disait-il pas : « Quand je traduis, je mets en scène » ?) entretiennent aujourd’hui des relations plus fréquentes, plus confiantes, plus équilibrées, pour le plus grand bénéfice de chacun.
On pourrait penser que tout va bien, mais cet équilibre reste fragile. D’abord, parce qu’il repose sur des bases artistiques, donc subjectives, ensuite, parce qu’à l’heure du théâtre post-dramatique la question « texte de théâtre » n’est plus forcément abordée de la même façon qu’il y a trente ans, mais aussi (et surtout ?) parce que l’activité même de traduire implique une sorte de mystérieux « effacement ». Plus le traducteur déploie son art pour rendre compte du « système cohérent » que constitue une œuvre écrite dans une langue et une culture différentes, plus il explore ce que sa propre langue offre comme possibilités pour toucher au plus près ce que provoque la langue de l’auteur qu’il traduit, plus il donne l’impression, finalement, que la langue dans laquelle l’auteur a écrit son texte est sa propre langue à lui, le traducteur, ce qui entraîne sa « disparition ». C’est un paradoxe fertile doublé d’une source inépuisable de réflexion sur ce qu’écrire et parler veulent dire. Quelle que soit la beauté d’une pièce de Shakespeare, de Tchekhov, d’Ibsen, de Pirandello, de Caldéron de la Barca, de Wedekind, de Rodrigo García, de Lluïsa Cunillé, de Rasmus Lindberg, de Hanokh Levin, de Marius von Mayenburg, de Tiago Rodrigues, de Tomislav Zajec ou de Naomi Wallace, un lecteur ne doit jamais oublier que les mots qu’il lit, en français, ne sont pas ceux des auteurs de l’œuvre originale, mais ceux des traducteurs, dans la mise en rapport qu’ils établissent avec les mots d’origine. Et que des mots comme Heimat en allemand, saudade en portugais ou pravda en russe ne cesseront jamais d’être traduits parce qu’ils sont intraduisibles. À l’heure des progrès impressionnants des logiciels de traduction (principalement sur une langue comme l’anglais), il arrive aujourd’hui que des metteurs en scène ou des comédiens imaginent pouvoir s’en contenter. Pour autant, un logiciel ne sera jamais capable de saisir et de restituer l’intangible et l’indicible. Or n’est-ce pas sur cela que repose l’art de la traduction ? Ce sont des questions qui méritent qu’on s’y attarde.
Depuis sa fondation, la Maison Antoine Vitez s’est efforcée par le biais de ses diverses publications d’apporter sa contribution à ces réflexions, ainsi qu’à la connaissance d’écritures théâtrales aussi diverses que possibles. Dans une économie du livre de théâtre de plus en plus précaire, et dans un souci de circulation plus large, nous avons choisi aujourd’hui de substituer à notre collection des Cahiers de la Maison Antoine Vitez (aux éditions Théâtrales), une revue en ligne : Sur le ring. Pourquoi ce nom ? Parce que, comme nous l’a fait remarquer un jour une observatrice attentive de nos travaux, « la traduction aussi est un sport de combat ». Nous aurons l’occasion d’y revenir.
On trouvera dans cette revue des dossiers, des entretiens, des réflexions, des points de vue, des analyses, des portraits, des comptes-rendus, tout ce qui peut contribuer à faire mieux connaître les littératures dramatiques étrangères, le répertoire de la Maison Antoine Vitez, le monde des traductrices et traducteurs de théâtre et les divers aspects de cette activité encore trop méconnue qu’est la « traduction pour la scène ».
Soyez toutes et tous les bienvenus sur le ring.
Le comité de rédaction.