Dans le cadre de la Saison France-Portugal (janvier-octobre 2022), l’Odéon Théâtre de l’Europe a proposé une soirée de « Lectures d’œuvres portugaises » traduites avec le soutien de la Maison Antoine Vitez. Nous avons souhaité prolonger cet événement par un entretien avec Rui Pina Coelho, auteur, dramaturge et professeur en études théâtrales à l’Université de Lisbonne, et Jacinto Lucas Pires, auteur d’une importante œuvre littéraire et dramatique.
Propos recueillis et traduits par Marie-Amélie Robilliard, avec la collaboration de Thomas Resendes

©Vitorino Coragem

©Paulo Goulart

Le catalogue de la Maison Antoine Vitez compte une trentaine de textes dramatiques portugais, pour l’essentiel, contemporains. On y trouve des auteurs et des autrices qui ont commencé à écrire dans le contexte favorable des années 1990 (Jacinto Lucas Pires, José Maria Vieira Mendes ou Miguel Castro Caldas) et d’autres, tels Tiago Rodrigues et Joana Craveiro, qui ont cherché, à partir des années 2010, à réfléchir sur l’évolution de leur pays, alors éprouvé par la crise et la politique d’austérité.
Marie-Amélie Robilliard. – Dans votre introduction au livre Teatro português contemporâneo [Théâtre portugais contemporain]1, vous retracez l’évolution du théâtre portugais depuis 1974, année de la Révolution des Œillets. Pourriez-vous nous dire ce qu’il en est plus précisément de l’écriture dramatique portugaise depuis bientôt cinquante ans ? Mais peut-être faudrait-il rappeler, à l’intention des lecteurs français, ce qu’il en était du théâtre portugais avant la Révolution des Œillets ?
Rui Pina Coelho. – Pendant la dictature fasciste, qui a sévi entre 1926 et 1974, le théâtre portugais était soumis à une censure très rigoureuse. C’était une censure autant politique que morale qui portait, par exemple, sur les relations conjugales ou les tenues des femmes. Tiago Rodrigues est parti de cette réalité pour faire son magnifique spectacle, Trois doigts au-dessous du genou, dans lequel il a comme transformé les censeurs en auteurs dramatiques malgré eux. Juste après la Révolution des Œillets, les compagnies du théâtre dit « indépendant » ont proposé dans l’ensemble un « théâtre de répertoire ». Bien sûr, chacune avait sa singularité. Le Teatro da Comuna, par exemple, pratiquait une écriture collective avec, notamment, Abel Neves, qui était acteur mais allait devenir, plus tard, un auteur à part entière.
Il a donc fallu attendre les années 1990 pour assister à la naissance d’une dramaturgie portugaise contemporaine. Cet essor a été favorisé par un certain nombre d’évènements qui ont insufflé un nouvel élan à la dramaturgie. Certes, il existait déjà des auteurs et des autrices extraordinaires – je pense, notamment, à Hélia Correia – mais, avant les années 1990, on ne peut pas parler de génération. La création du DRAMAT en 1999 au Teatro Nacional São João de Porto constitue un moment fondateur qui va permettre l’émergence de nouveaux auteurs et de nouvelles autrices. Ce centre, dirigé notamment par Fernando Mora Ramos, proposait des ateliers d’écriture, des conférences, des mises en espace… Jacinto, je ne sais pas si c’est à ce moment-là que tu as commencé à écrire ?
Jacinto Lucas Pires. – Non, j’écrivais déjà mais ils m’ont soutenu.
Rui Pina Coelho. – Nombreux sont celles et ceux à être passés par cette formation, comme Pedro Eiras, par exemple. Par la suite, il y a eu d’autres initiatives fécondes à Lisbonne, comme le projet « Urgências » créé par Tiago Rodrigues au Teatro Maria Matos (2004-2007) qui avait pour principe de réunir en binôme un auteur ou une autrice avec un ou une interprète autour de l’écriture d’une pièce courte, une pièce « urgente » par les temps qui couraient. Et puis, en 2010, le festival « Novas Dramaturgias » organisé au Teatro São Luiz par le metteur en scène John Romão, l’auteur et universitaire Mickaël de Oliveira et moi-même. Nous avions invité Bruno Tackels pour qu’il parle de l’écriture de plateau, ainsi que l’universitaire et traductrice Alexandra Moreira da Silva [également membre du comité lusophone de la MAV]. Ce fut un événement particulièrement réussi qui a rassemblé des centaines d’étudiants et d’étudiantes. Il a débouché sur la création d’un autre festival, dirigé par Mickaël de Oliveira et l’universitaire Fernando Matos Oliveira, END : « Encontro Novas Dramaturgias » [Rencontre Nouvelles Dramaturgies].
Marie-Amélie Robilliard. – Parmi les initiatives plus récentes, visant à donner de l’élan à l’écriture dramatique portugaise, il faudrait aussi mentionner les projets que vous menez l’un et l’autre.
Rui Pina Coelho. – Oui, entre 2015 et 2019, j’ai dirigé le « Laboratoire des écritures dramatiques contemporaines » au Teatro Nacional Dona Maria II, à l’invitation de Tiago Rodrigues qui en était alors le directeur. Nous avons formé en tout vingt-trois auteurs et autrices et publié leurs textes dans quatre recueils2. Nous attendons de voir comment ces jeunes talents ont évolué avant de reprendre ce projet.
Jacinto Lucas Pires. – Quant à moi, je collabore depuis très longtemps avec le metteur en scène Marcos Barbosa qui a fondé en 2020 le CID, le Centre International de la Dramaturgie. Dans ce cadre, il a créé un festival qui a déjà connu deux éditions très riches, réunissant des auteurs et autrices portugais et étrangers, notamment norvégiens et américains.
Pour en revenir aux années 1990, quand je commence à écrire en 1998, c’est le moment où apparaît une nouvelle génération d’interprètes qui, contrairement à la précédente, a reçu une formation d’acteur, possède un langage commun, une technique théâtrale. Cette nouvelle génération d’acteurs et d’actrices va rencontrer la nouvelle génération d’auteurs et d’autrices qui est en train de naître : José Maria Vieira Mendes, moi-même mais aussi l’écrivain Gonçalo M. Tavares, ou encore Luísa Costa Gomes, bien qu’elle soit un peu plus âgée. C’est un moment particulièrement fécond qui doit beaucoup à l’auteur et metteur en scène Jorge Silva Melo, qui fonde la compagnie des « Artistas Unidos » en 19953. C’est grâce à lui que ma première pièce a été publiée aux éditions Cotovia, puis créée par la suite. Cet enthousiasme fructueux ne dure malheureusement qu’une dizaine d’années. Il finit par s’épuiser, notamment parce que le modèle de la compagnie théâtrale ne prévaut plus et que comédiens et comédiennes sont contraints de diversifier leurs activités, souvent pour des raisons matérielles.
Rui Pina Coelho. – Jorge Silva Melo a beaucoup fait pour le théâtre portugais, en créant les « Artistas Unidos » qui permettait de rassembler les talents. Mais il faut aussi évoquer un événement particulièrement marquant : la création de sa pièce António, rapaz de Lisboa [António, un garçon de Lisbonne]4 en 1994. C’est un souvenir très fort pour toute notre génération. Pour ma part, c’est en voyant ce spectacle que j’ai compris que le théâtre était fait pour moi, qu’il pouvait s’adresser à moi, qu’il pouvait représenter une réalité qui était proche de la mienne. Il ne s’agissait plus d’aller voir des spectacles évoquant des contrées lointaines, Thèbes ou Athènes, et de les regarder, timidement, par le trou de la serrure… C’est une pièce chorale, polyphonique, qui donne à entendre des paroles anonymes, dans un registre familier, voire grossier. Elle met en scène l’Alfama, le Bairro Alto, les difficultés quotidiennes : loyers à payer, recherche d’emploi, drogue, pauvreté… On était loin de la Lisbonne pimpante désignée pour être « capitale européenne de la culture » cette année-là.
Jacinto Lucas Pires. – Et loin, aussi, de la Lisbonne qui a accueilli l’Exposition universelle quatre ans plus tard, en 1998, l’année où cette pièce, écrite comme un long travelling, a été adaptée pour le cinéma.
L’aimantation de l’écriture par la scène caractérise, à mes yeux, l’évolution de la dramaturgie portugaise dans son ensemble
Marie-Amélie Robilliard. – On aimerait beaucoup voir cette pièce de Jorge Silva Melo au répertoire de la Maison Antoine Vitez ! Les années 1990 marquent un tournant mais il faudrait évoquer une autre rupture, pour le meilleur et pour le pire, qui correspond à la période d’instauration du plan d’austérité entre 2011 et 2014.
Rui Pina Coelho. – La période de ce qu’on appelle au Portugal la troïka [plan d’aide européen orchestré par la troïka composée par la BCE, la Commission européenne et le FMI] a eu deux conséquences sur la dramaturgie portugaise.
La première conséquence concerne les auteurs et les autrices qui approchaient alors la quarantaine, Tiago Rodrigues ou Joana Craveiro, par exemple. La dimension politique de leurs textes s’est beaucoup accentuée. Ils ont ressenti le besoin de mesurer les conséquences de la révolution et surtout, avant elle, de la dictature sur la situation du Portugal. Il s’agissait de dresser un bilan, de faire un état des lieux, de comprendre le « state of the nation » selon l’expression de Michael Billington5.
Le travail de Joana Craveiro, qui a créé le « Teatro do Vestido » en 2001, est emblématique de cette évolution. Quand elle a commencé, Joana mettait en scène ses textes qui s’inspiraient de souvenirs personnels ou familiaux. Son spectacle Um Museu vivo de memórias pequenas e esquecidas [Un musée vivant de petits souvenirs oubliés], créé après son doctorat en 2011, marque un tournant. Dès lors, le théâtre devient pour elle le lieu d’une réflexion sur le cheminement politique du Portugal, sur les répercussions encore sensibles du passé, notamment colonial, sur le présent. Elle a ouvert la voie à plusieurs artistes qui, comme elle, écrivent des spectacles dans la veine du théâtre documentaire : André Amálio, Ricardo Correia, Sara Barros Leitão… Toutefois, cet intérêt pour les documents (lettres, objets) n’a rien de formel, il découle de la nécessité de revenir sur l’Histoire, de se livrer à un travail de mémoire.
La seconde conséquence concerne la génération d’après, les auteurs et les autrices qui avaient à l’époque une trentaine d’années. Il se passe alors quelque chose de très intéressant : l’écriture devient un outil comme les autres, parmi d’autres, dans le processus de création. Dans les collectifs qui sont alors créés, on se partage et on s’échange, de façon plus horizontale, les responsabilités : écriture, scénographie, mise en scène… Dès lors, le texte change de statut, il entre désormais dans le processus de création. Dans la plupart des cas, auteurs et autrices font partie d’un collectif ou entretiennent une relation privilégiée avec un metteur ou une metteuse en scène. L’aimantation de l’écriture par la scène caractérise, à mes yeux, l’évolution de la dramaturgie portugaise dans son ensemble.

Um Museu Vivo de Memórias Pequenas e Esquecidas, [Un musée vivant de petits souvenirs oubliés], Teatro São Luiz, © Estelle Valente
Jacinto Lucas Pires. – Oui, il ne faut pas oublier qu’ici, au Portugal, on écrit à l’intention d’un metteur ou d’une metteuse en scène. Il n’y a pas de commissions d’attribution de bourses d’écriture, comme en Angleterre par exemple. L’écriture n’est que très rarement – cela m’est arrivé une seule fois depuis que j’écris – le point de départ. Ce qui enclenche le processus d’écriture, c’est un projet particulier de mise en scène ou, plus prosaïquement, une opportunité matérielle : tout à coup, on a de l’argent pour monter un spectacle.
Rui Pina Coelho. – Oui, rares sont les auteurs et les autrices dont les textes sont créés régulièrement et plusieurs fois : Jacinto [Lucas Pires], José Maria Vieira Mendes, Tiago Rodrigues… Les textes sont écrits dans des circonstances données – une commande, un collectif – et ils deviennent les traces des spectacles. S’ils sont publiés, les livres s’assimilent aux tombes d’événements qui appartiennent au passé.
Jacinto Lucas Pires. – Absolument. Et cette situation a des conséquences très importantes sur l’écriture dramatique. Parce qu’à l’inverse, voir plusieurs mises en scène d’une même pièce, c’est une véritable leçon de théâtre.
Rui Pina Coelho. – Notamment quand tu es auteur…
Jacinto Lucas Pires. – Surtout quand tu es auteur ! Si la possibilité t’est donnée de voir plusieurs mises en scène de ta pièce, alors tu comprends mieux quelle est ta marge de manœuvre dans le processus d’écriture, ton texte étant « complété » par les différents partis pris. Tu t’aperçois, par exemple, qu’il y a trop de didascalies ou que tel personnage est plus ouvert qu’il n’y paraissait sur le papier… Contrairement à ce qu’on pourrait penser, cela te rend plus libre dans l’écriture, cela t’aide à prendre plus de risques. Si tu sais que tes textes pourront être créés plusieurs fois, tu n’es pas tenté d’écrire des textes plus faciles, plus lisibles… Au contraire, cela t’autorise à écrire au plus proche de toi-même. Malheureusement, les textes ne sont presque jamais recréés. Cela ne m’est arrivé qu’une seule fois, et il a fallu attendre douze ans entre les deux mises en scène !
Tout ceci est dû au manque de moyens alloués par le ministère de la Culture ou par les municipalités ainsi qu’à l’espace, forcément restreint, dans lequel se développe le théâtre portugais, contrairement à ce qui se passe en France ou en Allemagne.
Rui Pina Coelho. – J’ajouterais que c’est lié aux critères de sélection des concours pour les financements qui privilégient les nouveaux textes. Cela donne lieu à une course insensée à la nouveauté.
Jacinto Lucas Pires. – Oui. La rareté des moyens explique en grande partie l’évolution de l’écriture dramatique portugaise. Quand tu te retrouves systématiquement à écrire pour un, deux, voire trois acteurs et/ou actrices, tu finis par inventer une méthode, une forme. Cette restriction est négative dans l’ensemble. Cependant elle peut aussi avoir des conséquences positives. Quand les moyens sont restreints, il ne reste plus que le langage. Alors il s’agit de travailler sur ce que les simples mots peuvent produire sur le plan théâtral. Il s’agit de voir dans quelle mesure la parole devient, à elle seule, l’événement théâtral, le moyen de faire advenir quelque chose sur scène. Cette parole, seule chorégraphie de l’acte théâtral, c’est le propre d’un théâtre « pauvre ».
Marie-Amélie Robilliard. – Et puisqu’on parle d’un théâtre pauvre et créatif, quelle serait l’originalité de la dramaturgie portugaise contemporaine ? Est-ce que, d’après vous, son évolution épouse celle de l’écriture dramatique européenne ?
Jacinto Lucas Pires. – D’après moi, d’un côté, la dramaturgie portugaise suit l’évolution générale du théâtre européen, elle s’est ouverte au monde après la Révolution, et d’un autre côté, elle se maintient à distance dans ce qu’on pourrait appeler une sorte d’insularité. C’est une dimension qui est à la fois négative – si elle est synonyme de fermeture sur soi – et positive dans la mesure où elle permet une sorte de radicalité et de folie. Toutefois, il y a toujours le risque que cette originalité soit difficile à lire, à traduire et à transmettre.
Cette idée selon laquelle le Portugal est un pays de poètes est un cliché mais elle contient une part de vérité.
Marie-Amélie Robilliard. – Cette distance dont vous parlez a-t-elle quelque chose à voir avec la pièce, Canto da Europa6, que vous avez écrite et mise en scène au Teatro Nacional Dona Maria II en 2020 ?
Jacinto Lucas Pires. – Le jeu de mot inscrit dans le titre résume bien cette idée en effet. Le « canto », c’est à la fois le coin – le Portugal est placé dans le coin le plus occidental de l’Europe – et le chant.
Marie-Amélie Robilliard. – Il s’agit, au passage, d’un jeu de mots intraduisible…
Jacinto Lucas Pires. – Oui ! Mais rien de tel que des formules intraduisibles pour parler avec des traducteurs (rires) ! La situation du Portugal, ce pays éloigné, périphérique, coincé entre l’océan et l’Espagne (longtemps perçu comme un pays hostile) et sa propension au lyrisme sont liées. C’est comme l’enfant qui chante pour lutter contre la peur et la solitude. Cette idée selon laquelle le Portugal est un pays de poètes est un cliché mais elle contient une part de vérité. Or cette propension au lyrisme est en soi une difficulté pour les auteurs et les autrices. La langue portugaise sonne bien, ce qui peut te jouer des tours quand tu écris car tu peux être tenté d’écrire des phrases qui sonnent mais qui ne mènent nulle part, qui t’enchantent mais ne saisissent rien. Il existe, bien sûr, des autrices et des auteurs portugais qui écrivent à l’anglaise, à la française ou encore autrement. Mais je dirais que cette aimantation par le lyrisme est une caractéristique de la dramaturgie portugaise. Et celle-ci n’est pas du tout incompatible avec l’aimantation par la scène dont parlait Rui, bien au contraire.
Marie-Amélie Robilliard. – C’est étonnant de vous entendre parler de lyrisme parce qu’on a justement l’impression que vous le combattez, en parodiant, par exemple, les discours grandiloquents dans vos pièces comme Sagrada Familia ou Avec silencieux ?
Jacinto Lucas Pires. – Oui, mais c’est, en quelque sorte, un autre lyrisme que d’être englué dans le miel du lyrisme tout en luttant pour ne pas s’y noyer… Pour le combattre, il y a certes l’ironie mais aussi la quête d’une certaine sécheresse dans l’écriture. Sans viser une dramaturgie fonctionnelle, je recherche aussi l’efficacité : comment la scène prend-elle fin ? quel est le but du personnage ? que s’est-il passé depuis le début ? Cependant, pour en revenir à l’évolution de la dramaturgie portugaise, moi-même, à un moment donné, j’ai commencé à écrire des textes qui n’avaient plus rien à voir avec des pièces classiques mais qui s’assimilaient à des dispositifs, comme Interprétation par exemple. Ce texte, qui a été joué et mis en scène par Tiago Rodrigues en 2014, est écrit pour un personnage et un chœur – en l’occurrence une soixantaine de personnes. On y trouve certes une intrigue, des histoires, des personnages mais on est loin d’un théâtre illusionniste, loin du quatrième mur. Le dispositif repose sur une complicité avec le public qui n’est pas dupe. On peut s’adresser à lui, puis revenir à la fiction, avant de la briser de nouveau… C’est une pièce qui ne parle pas seulement du Portugal mais aussi de l’Europe.
Rui Pina Coelho. – Je suis entièrement d’accord avec Jacinto sur la propension au lyrisme des Portugais. Cela me fait penser aux propos de l’auteur Almeida Garrett7 pour qui les auteurs portugais n’auraient pas la « tête dramatique » sous-prétexte que toute leur inspiration littéraire s’épuiserait dans le genre poétique. C’est une idée qui a perduré jusqu’à la première moitié du XXe siècle. Je pense que la dramaturgie portugaise contemporaine est une sorte de pied-de-nez au lyrisme. Elle se construit sur ce désir de nous défaire du lyrisme et c’est ce qui la rend si différente de l’écriture anglo-saxonne, par exemple.
Marie-Amélie Robilliard. – Et diriez-vous que c’est une tendance du théâtre portugais que de représenter le Portugal ?
Jacinto Lucas Pires. – Oui, être portugais, comme l’a écrit Eduardo Lourenço, c’est vivre dans le « labyrinthe de la saudade »8 qui conduit à une perpétuelle auto-analyse. Sans celle-ci, l’œuvre de Fernando Pessoa n’aurait pas existé et nous-mêmes, les auteurs contemporains, nous n’existerions pas si Pessoa n’avait pas existé… À partir du moment où mes personnages parlent portugais, pensent, souffrent et aiment en portugais, je parle du Portugal. La langue est en soi une identité. Aussi est-il impossible de se défaire de ce questionnement : qu’est-ce qu’être portugais ? Je m’oblige parfois à ne pas aborder directement la question. Non pas que je cherche à l’éviter mais parce que je sais qu’elle sera, de toute façon, forcément présente. Regarder l’eau dans la casserole ne la fera pas bouillir plus vite ! Si je raconte mon histoire, l’eau – la réflexion sur l’identité portugaise – continuera de bouillir. Et c’est parfois au cours d’une répétition, au détour d’une conversation sur une expression donnée, que ce questionnement remontera à la surface.

Silenciador [Avec silencieux], mise en scène de Marcos Barbosa, 2008, Centro Cultural Vila Flor, Guimarães, ©Pedro Vieira de Carvalho
Marie-Amélie Robilliard. – Rui, vous êtes un auteur en plus d’être universitaire. Votre pièce pour la jeunesse, Karl Marx raconté à mes enfants et rappelé au peuple, vient d’être publiée aux Solitaires Intempestifs dans une traduction d’Alexandra Moreira da Silva9. Diriez-vous que votre œuvre offre une représentation du Portugal ?
Rui Pina Coelho. – J’ai la chance de travailler avec le metteur en scène Gonçalo Amorim depuis plus de dix ans au sein de la compagnie TEP (Teatro Experimental do Porto). Je me consacre à la dramaturgie au sens large – la construction du sens – et à l’écriture, dans un dialogue constant avec le metteur en scène et en tenant compte des contraintes matérielles… En 2011, nous vivions une période difficile, aussi avons-nous souhaité proposer une radiographie du Portugal. J’ai donc écrit cette pièce au titre très long Já passaram quantos anos desde a última vez que falámos, pergunta ele [Ça fait combien d’années qu’on ne s’est pas vus, demande-t-il]10 qui fait écho à la pièce Look Back in Anger [Jeune homme en colère]11,de John Osborne, qui porte sur les années d’austérité vécues en Angleterre dans les années cinquante. Par la suite, nous avons effectivement développé des spectacles en prise avec la réalité portugaise – notamment la crise – sans cesser de questionner la nécessité et l’utilité du théâtre.
Karl Marx raconté à mes enfants et rappelé au peuple est d’une autre teneur. Dans ce texte où l’on voit un père, passablement débordé, expliquer le marxisme à ses enfants, je réfléchis sur la difficulté à continuer de vivre et transmettre le marxisme de nos jours.
Marie-Amélie Robilliard. – On ne peut pas parler de théâtre portugais depuis la France, sans évoquer le rôle joué par Tiago Rodrigues…
Jacinto Lucas Pires. – Tiago Rodrigues est à la fois un grand artiste et un véritable meneur. Ici, au Portugal, il a su rassembler les talents, ouvrir le théâtre national sur la ville et il a joué un grand rôle dans le rayonnement de la culture portugaise à l’étranger. Depuis le Portugal, nous sommes curieux de voir comment, maintenant qu’il est devenu directeur du Festival d’Avignon, il va « déboussoler » les Français et les Françaises. (rires)
Rui Pina Coelho. – C’est lui qui est à l’origine du livre dont nous parlions au début de l’entretien [Teatro português contemporâneo]. Il a été traduit en anglais et Tiago s’en est servi pour présenter ses pairs portugais lors de ses tournées internationales. La danse portugaise a fait son entrée sur la scène internationale dès les années 1990 quand le théâtre a eu plus de mal. Grâce à lui, il a désormais gagné en visibilité dans le monde.
Quant au parcours artistique de Tiago, il est emblématique de l’évolution du théâtre portugais. Tiago a commencé aux « Artistas Unidos » avec Jorge Silva Melo puis il a travaillé au sein du TG Stan à Anvers dans un esprit horizontal proche de celui qui animait les « Artistas Unidos » dont la devise était « ni dieu ni maître ». C’est une façon de travailler qui donne confiance aux jeunes artistes et leur permet de s’épanouir. Ensuite, il est devenu auteur et interprète de ses textes – avec notamment le merveilleux spectacle Yesterday’s Man – avant de mettre en scène d’autres interprètes dans les textes qu’il avait écrits. C’est l’époque où il crée une sorte de compagnie informelle avec la comédienne Isabel Abreu, mais aussi Tónan Quito ou Gonçalo Waddington…
Marie-Amélie Robilliard. – … dont la pièce Albertine, le continent céleste, traduite par Thomas Quillardet, figure au catalogue de la Maison Antoine Vitez.
Rui Pina Coelho. –… Et la dernière étape, c’est la mise en scène de pièces d’autres auteurs, comme La Cerisaie par exemple.
Jacinto Lucas Pires. – Sauf qu’il avait déjà mis en scène un texte de moi…
Rui Pina Coelho. – Ah oui, il a commencé fort puis le niveau a baissé (rires). Bon, mais disons que dans l’ensemble, c’est plutôt un écrivain de plateau12.
Marie-Amélie Robilliard. – Pour finir, pourriez-vous nous dire un mot de la présence de la dramaturgie brésilienne sur les scènes portugaises ? Et de la dramaturgie en provenance des pays africains de langue portugaise ?
Jacinto Lucas Pires. – Il ne se passe malheureusement pas grand-chose. Je ne sais pas de qui est cette phrase qui résume si bien la situation : « cette langue qui nous sépare ». On ne peut pas traduire les pièces brésiliennes puisqu’elles sont écrites en portugais. Mais, d’un autre côté, comment les mettre en scène sinon avec des actrices et des acteurs brésiliens et dans un contexte brésilien ?
Rui Pina Coelho. – Quant à la dramaturgie africaine, elle est très peu présente sur les scènes portugaises, malgré le travail remarquable des éditions Cenalusófona. On peut mentionner le spectacle Aurora Negra récemment donné au Teatro Nacional Dona Maria II, le travail de Rogério de Carvalho… Les spectacles circulent peu entre les différents pays lusophones, même s’il me semble que les choses commencent à changer.
Jacinto Lucas Pires. – Un spectacle comme Subterrâneo – Um musical obscuro [Souterrain – Une comédie musicale obscure], conçu par le brésilien Alex Cassal et la portugaise Paula Diogo (Teatro São Luiz 2022) constitue, pour le moment, une exception.
QUELQUES PISTES DE LECTURE :
- Miguel Castro Caldas
Jamais-Terre, plutôt que Peter Pan, 2005
Traduit du portugais par Alexandra Moreira da Silva, 2008
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez
- Luísa Costa Gomes
Vanessa s’en va-t-en guerre, 1998
Traduit du portugais par Graça Dos Santos et Ana Navarro Pedro, 2012
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez
- Joana Craveiro
Histoires de pieds-noirs portugais, 2014
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez
Traduit du portugais par Marie-Amélie Robilliard, 2018
Voyageurs solitaires, 2015
Traduit du portugais par Marie-Amélie Robilliard, 2018
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez
- Mickael de Oliveira
Il a livré ton bien à ceux qui meurent, 2006
Traduit du portugais par Ilda Mendes dos Santos, 2007
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez
- Pedro Eiras
Une forte odeur de pomme, 2003,
Traduit du portugais par Alexandra Moreira da Silva
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez,
Éditions Les Solitaires intempestifs, 2005, 112 p.
Culture, 2004
Traduit du portugais par Ilda Mendes dos Santos et Daniel Rodrigues, 2007
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez
- Eduardo Lourenço
Mythologie de la saudade, essais sur la mélancolie portugaise, 1999
Traduit du portugais par Annie de Faria,
Éditions Chandeigne, 2000, 208 p.
- Jacinto Lucas Pires
Figurants, 2004
Traduit du portugais par Marie-Amélie Robilliard, 2006
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez
Éditions Les Solitaires intempestifs, 2008, 112 p.
Avec silencieux, 2008
Traduit du portugais par Marie-Amélie Robilliard, 2022
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez
Sagrada família, 2010
Traduit du portugais par Marie-Amélie Robilliard, 2013
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez
Interprétation, 2015
Traduit du portugais par Marie-Amélie Robilliard, 2019
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez
- Abel Neves
Au-delà les étoiles sont notre maison, 1998
Traduit du portugais par Jorge Tomé et Alexandra Moreira da Silva, 2002
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez
Éditions Théâtrales, 2004, 212 p.
Je ne suis jamais allé à Bagdad, 2003
Traduit du portugais par Alexandra Moreira da Silva, 2006
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez
Éditions Les Solitaires intempestifs, 2007, 80 p.
Volcan, 2006
Traduit du portugais par Alexandra Moreira da Silva, 2013
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez
- John Osborne
Jeune homme en colère
Traduit de l’anglais par Jacqueline Pery et Pierre Chevrillon
Gallimard, 1962, 168 p.
- Rui Pina Coelho
Karl Marx raconté à mes enfants et rappelé au peuple,
Traduit du portugais par Alexandra Moreira da Silva,
Éditions Les Solitaires Intempestifs, 2022, 64 p.
- Tiago Rodrigues
Trois doigts au-dessous du genou, 2012
Traduit du portugais par Thomas Resendes, 2022
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez
In Théâtre (2011-2015), Éditions Les Solitaires intempestifs, 2023, 480 p.
Tristesse et joie dans la vie des girafes, 2012
Traduit du portugais par Thomas Quillardet, 2014
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez
Éditions Les Solitaires intempestifs, 2016, 112 p.
Entre les lignes, 2013
Traduit du portugais par Thomas Resendes, 2015
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez
In Théâtre (2011-2015), Éditions Les Solitaires intempestifs, 2023, 480 p.
Antoine et Cléopâtre, 2014
Traduit du portugais par Thomas Resendes, 2015
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez
Éditions Les Solitaires intempestifs, 2016, 80 p.
Chœur des Amants, 2020
Traduit du portugais par Thomas Resendes, 2020
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez
Éditions Les Solitaires intempestifs, 2021, 64 p.
Iphigénie, Agamemnon, Électre,
Traduit du portugais par Thomas Resendes, 2015
Éditions Les Solitaires intempestifs, 2020, 160 p.
Dans la mesure de l’impossible,
Traduit du portugais par Thomas Resendes,
Éditions Les Solitaires intempestifs, 2022, 80 p.
Théâtre (2011-2015) : six textes de Tiago Rodrigues
Traduit du portugais par Thomas Resendes et Thomas Quillardet
Éditions Les Solitaires intempestifs, 2023, 480 p.
- José Maria Vieira Mendes
T1, 2003
Traduit du portugais par Olinda Gil
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez,
Éditions Les Solitaires intempestifs, 2007, 96 p.
- Gonçalo Waddington
Albertine, Le Continent Céleste, 2014
Traduit du portugais par Thomas Quillardet, 2016
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez
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1. Rui Pina Coelho (dir.), Teatro português contemporâneo. Experimentalismo, política e utopia, Lisboa, Bicho do Mato, 2017.
2. Ces quatre recueils sont publiés sous le titre Laboratório de escrita para teatro aux éditions Bicho do Mato.
3. Jorge Silva Melo (1948-2022), auteur et metteur en scène, est une figure centrale du théâtre portugais. Avant de créer les Artistas Unidos, il fonde en 1973 le Teatro da Cornucópia avec Luis Miguel Cintra.
4. Jorge Silva Melo, António, rapaz de Lisboa, Lisboa, Cotovia, 1994.
5. Michael Billington, State of the nation: British Theatre since 1945, London, Faber and Faber, 2007.
6. Jacinto Lucas Pires, Canto da Europa, Lisboa, Bicho do Mato, 2022.
7. Almeida Garrett (1799-1854), l’un des auteurs romantiques portugais les plus importants, est à l’origine de la création du théâtre national de Lisbonne.
8. Eduardo Lourenço (1923-2020) est un essayiste portugais, l’auteur d’ouvrages incontournables tels que Mythologie de la saudade, essais sur la mélancolie portugaise, trad. Annie de Faria, Éditions Chandeigne, 2000, 208 p.
9. Rui Pina Coelho, Karl Marx raconté à mes enfants et rappelé au peuple, trad. Alexandra Moreira da Silva, Éditions Les Solitaires Intempestifs, 2022, 64 p.
10. Les textes dramatiques de Rui Pina Coelho sont parus dans le recueil Este título não que é muito longo, Lajes do Pico, Companhia das Ilhas, 2020.
11. Pièce majeure en Grande-Bretagne, créée en 1956 au Royal Court et qui a révolutionné le théâtre anglais. La pièce porte à la scène les revendications de la jeunesse des années 1950 et donne naissance au mouvement des « Angry young men ».
12. Les pièces de Tiago Rodrigues, traduites en français par Thomas Resendes, sont publiées aux Solitaires Intempestifs.
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