HEARTEFACT : « ENSEMBLE, NOUS AVONS CONTRIBUÉ À ÉCRIRE UNE HISTOIRE COMMUNE »
Chaque année, la fondation Heartefact décerne le prix du meilleur texte dramatique engagé. Les lauréats et lauréates sont originaires de Bosnie, de Serbie, de Croatie, ou encore du Kosovo. Sous l’impulsion du jeune metteur en scène serbe Andrej Nosov, avec le soutien de l’autrice Biljana Srbljanovic, la fondation est créée en 2009, sous forme d’association à but non lucratif et non gouvernementale. Elle répond alors à un besoin de rassembler les artistes afin de panser les plaies d’un passé récent encore douloureux, qui gangrènent les sociétés post-yougoslaves. Elle a pour vocation de rétablir les liens, jusqu’alors rompus, entre les différents États. En 14 ans, Heartefact a favorisé les échanges culturels et développé de nombreux partenariats, notamment avec le Kosovo et la Bosnie-Herzégovine. Depuis 2016, la fondation organise son propre festival, le HFestival, qui promeut les arts contemporains engagés à travers des lectures publiques, des représentations, des expositions, et des débats. Retour sur ces quatorze années avec son directeur, le metteur en scène Andrej Nosov.
Propos recueillis et traduits par Karine Samardžija

Heartefact encourage une réflexion critique, responsable et créative sur les questions politiques, sociétales et culturelles à échelle nationale, régionale et européenne. La fondation défend de nouveaux modèles de production, de coopération régionale et des formes alternatives d’éducation. Heartefact offre une plateforme aux artistes émergents pour s’affirmer, se tromper, recommencer, car toutes et tous ont le droit à l’erreur.
Tout d’abord, pouvez-vous, pour le lecteur français, revenir sur la genèse d’Heartefact ? Vous êtes à l’origine de l’Initiative des jeunes pour les Droits de l’Homme1, que vous quittez en 2009 pour fonder Heartefact. Quelles étaient alors vos motivations ?
Heartefact est né de la nécessité de parler de la guerre et des responsabilités de chacun, avec toute l’empathie que cela suppose pour parvenir à guérir les maux de nos sociétés. À l’époque, nous étions en plein procès pour crimes de guerre, et les résultats n’étaient pas ceux attendus. Nous savions qu’il existait des groupes de personnes animées du même désir de traiter des questions sociétales, à travers différentes formes créatives. Nous souhaitions sortir du cadre, sensibiliser un public plus large, capable de s’impliquer davantage et de mesurer le lien indéfectible entre théâtre et politique.
La fondation Heartefact a été pionnière en matière de production théâtrale indépendante. Bien sûr, avant nous, il y avait des théâtres, des collectifs, des organisations, mais toutes ces initiatives n’en étaient qu’à leurs balbutiements. Dès le départ, nous voulions préserver le lien avec les institutions, développer d’autres modèles de coproduction. Nous voulions nous inscrire dans une démarche « régionale », comprenons par là « étendue à tous les pays nés après l’éclatement de la Yougoslavie ». Nous aspirions à un autre théâtre, à un théâtre qui nous concerne, qui blesse, qui heurte, qui pointe nos erreurs pour nous permettre d’en tirer des enseignements. Le droit à l’erreur est essentiel, essentiel au développement de toute société, comme à celui du théâtre.
Les artistes à vos côtés aujourd’hui, comme Biljana Srbljanovic, ont-ils été présents dès le début ? Comment est née cette collaboration ? Est-ce une rencontre sur le terrain du militantisme ou une rencontre artistique avant tout ? Ou les deux ?
Biljana Srbljanovic a toujours été présente. Elle a été directrice artistique et aujourd’hui elle travaille à la programmation du Hfestival. À l’époque, nous partagions la même appréhension des problèmes que traversait notre société. Au fil du temps, notre collaboration s’est développée, elle s’est renforcée et nous sommes devenus amis. Je tiens à dire que de nombreux artistes de toute la région sont passés par Heartefact. Bien souvent, ils y ont fait leurs débuts. Ensemble, nous avons contribué à écrire une histoire commune, qui a marqué et continue de marquer une époque.

Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées à la création d’Heartefact ?
Comme tout collectif indépendant, nous avons été confrontés à des problèmes divers. La plus grande difficulté a été le manque de ressources, mais aussi le manque d’entrain et de volonté. Il faut mobiliser une énergie considérable pour qu’une fondation comme Heartefact atteigne son 14e anniversaire. Nous avons traversé différentes phases, à certaines périodes nous étions deux ou trois au bureau, à d’autres une trentaine. C’est en évolution permanente, les gens viennent, travaillent avec nous, partent. Chacun est libre de choisir sa voie. Il y a eu une période particulièrement difficile, où nous étions endettés jusqu’au cou. Nous n’avons pas renoncé, nous avons travaillé sans relâche et, à force d’obstination, nous avons sauvé ce qui est devenu aujourd’hui « notre maison ».
« L’amour, la sincérité ou encore l’intimité sont des thématiques qui participent de l’engagement »
Quels seraient selon vous les plus grands défis à venir ?
Les nouveaux médias, les plateformes en ligne de films, de séries. Comment et pourquoi faire du théâtre quand tout est accessible depuis chez soi en un clic ? C’est une question que je me pose, et qui va dans le sens du rapport à l’erreur au théâtre. Il nous faut composer avec ces nouveaux supports. C’est là notre plus grand défi et nous commettrons certainement des erreurs, Mais les erreurs participent de nos succès, elles nous poussent de l’avant. Il faut tenter le coup.
Autre point essentiel : nous sommes à la périphérie de l’Europe. Les grandes institutions européennes et leurs administrateurs ont peu de considération pour nous. Toutes les manifestations culturelles européennes qui inscrivent les Balkans dans leur programmation ont toujours trait à notre passé traumatique. Si nous voulons nous inscrire dans le processus de changement qui s’opère au sein des structures européennes, je pense qu’il nous faudra trouver une réponse à la question « pourquoi nous, dans le sud de l’Europe, nous, dans les Balkans, sommes-nous aussi terrifiants, et pourquoi n’y a-t-il pas plus de place pour les échanges et les connexions ? » En fait, nous sommes comme des enfants qui vivent en périphérie mais qui rêvent de chanter sur la place de la grande ville. Alors oui, on peut le faire, mais c’est sûr, personne ne viendra nous écouter. J’aimerais pouvoir dire un jour, tiens, il y a un directeur de théâtre qui nous invite à travailler sur une lecture de Lorca, ou sur une mise en scène de Lagarce, comment on s’organise ? Mais non, ça n’arrive jamais, et j’ai peine à croire que ça puisse arriver un jour.
Vous avez le statut de fondation, donc une association à but non lucratif et non-gouvernementale. Vous soutenez de nombreux projets, quelles sont vos sources de financement ? Avez-vous les soutiens nécessaires pour faire face aux enjeux de production ?
Nous devons constamment prouver la nécessité et la finalité de notre existence, justifier nos projets, nos programmes et nos activités. L’essentiel de notre temps, de notre énergie et de nos ressources y est consacré. Le programme Creative Europe, le gouvernement suisse ainsi que quelques fondations privées constituent nos principales sources de financement. Certaines institutions continuent de s’intéresser à nos actions. Aujourd’hui, c’est un peu plus facile qu’à nos débuts, mais j’ai toujours la crainte que ces aides disparaissent. Le cas échéant, je ne suis pas certain de pouvoir trouver ici les ressources nécessaires pour que l’aventure se poursuive. Nous planifions tout à l’avance, nous avons tissé des liens avec des organisations similaires dans toute la région, ensemble nous élaborons des projets, comme Reconnection 2.0, un programme d’échanges culturels entre Belgrade et Pristina, en partenariat avec le Qendra Multimedia2. Il nous faut remplir et rédiger des dossiers souvent fastidieux pour avoir une visibilité à long terme. Lorsque nous obtenons les financements, nous pouvons nous lancer. Ce que nous proposons, ce sont des changements. Mais on nous demande sans cesse ce qui justifie d’investir autant d’argent dans la culture !
Invoquer l’engagement du théâtre est un sujet complexe. Il est parfois réduit à sa seule dimension politique et militante. Si le théâtre engagé fait résonner l’époque, quelles sont les préoccupations majeures qui traversent les textes soutenus par Heartefact ?
Bien sûr, on peut jouer sur l’air du temps, écrire des textes pour des raisons opportunistes. Je suis d’avis que l’amour, la sincérité, ou encore l’intimité sont des thématiques qui participent de l’engagement. Alors oui, il y a les guerres, les réfugiés, la violence et le passé, mais le spectacle peut aussi conforter le public, et le détourner ainsi d’un possible engagement. Tout le monde a besoin d’amour, de sincérité, de contact. C’est en cela que réside l’erreur que j’invoque souvent. Le théâtre n’échappe pas aux débats qui animent la société. Les auteurs et les autrices ont de nouvelles préoccupations, comme la violence du patriarcat.

Que représente pour vous l’écriture dramatique engagée, croyez-vous que le théâtre puisse changer la société ?
Je ne pense pas à la société, je pense au public sur lequel le théâtre a un impact. Il le bouscule, il l’inspire. En revanche, le théâtre ne peut et ne doit pas changer les choses, c’est au spectateur d’agir. Ce que je veux dire, c’est que je ne me pose plus la question de savoir si un texte va changer la société, je me concentre sur la composition des personnages, sur le drame qui se joue, et je cherche des réponses. Pour moi, une écriture dramatique engagée, c’est une écriture qui ne cherche pas à embellir le monde, mais qui croit aux valeurs de la dignité humaine et à l’empathie à l’égard des plus faibles et des plus vulnérables… Mais c’est une définition très personnelle.
« Assez de guerres, assez de monuments aux morts, allons de l’avant et essayons ensemble de tirer des leçons du passé »
Quelle est la place du texte dans la création théâtrale contemporaine ? Quel est le statut de l’auteur dramatique en Serbie ? Les textes dramatiques qui nous parviennent ont bien souvent beaucoup de personnages. L’économie du spectacle en France ne permet pas toujours de supporter de telles distributions. Qu’en est-il pour une organisation indépendante comme Heartefact ?
Ici, le texte est sacralisé. Il est au centre de la création. Quant à la position de l’auteur, elle tend à s’améliorer depuis quelques années, même s’il reste encore des luttes à mener sur les droits d’auteur, l’accès à la protection sociale, etc. Toutefois, les auteurs et les autrices ont gagné en visibilité ces dernières années. Lorsqu’ils écrivent, ils ne pensent pas aux contraintes de production. Cela tient aussi à notre héritage socialiste et à l’idée selon laquelle en art tout est possible. Si ce que l’auteur veut transmettre implique de nombreux personnages, il n’en fera pas l’économie. Nous sommes parfois, nous aussi, à Heartefact, affectés par des restrictions. L’année dernière, nous avons ouvert un espace de performance, « La Maison ». Il s’agit d’un appartement au cœur de Belgrade, qui porte un peu nos rêves de grandeur. Seulement, nous sommes limités à des spectacles de quatre acteurs et actrices maximum. Nous n’avons pas la place pour une plus grande distribution. Les auteurs le comprennent.
Heartefact a tissé des liens étroits avec les artistes kosovars. Les gouvernements serbes successifs ont constamment joué sur la peur, la presse serbe instrumentalise volontiers les tensions. Les projets soutenus par Heartefact montrent pourtant une vraie dynamique artistique. Pourriez-vous revenir sur votre action au Kosovo ?
Quand les Serbes reconnaîtront que les Kosovars sont leurs voisins et qu’ils le resteront, quand ils comprendront que mentir sur ce qui s’est passé ne leur sert plus à rien et qu’il faut désormais construire un avenir ensemble dans l’espoir qu’il soit meilleur, alors enfin il y aura la paix dans les Balkans. Bien sûr, il y a aussi du travail à faire du côté des Albanais, mais c’est aux Kosovars qu’incombe le devoir de cette réflexion. Non que je n’ai pas d’avis sur la question de la responsabilité des Albanais, mais parce qu’il est important d’envisager nos relations dans le respect mutuel. Nous avons travaillé avec le Kosovo dès le début de la création d’Heartefact, et nous continuerons de travailler ensemble. La perspective kosovare, avec tous les facteurs anthropologiques et historiques qu’elle suppose, est capitale pour nous. Elle est mue par le besoin impérieux d’éviter une nouvelle « bataille » du Kosovo3 dans les siècles à venir, pour qu’enfin, peut-être, nous nous retrouvions côte à côte, Serbes et Albanais, avec fierté au pied du Gazimestan4. Assez de guerres, assez de monuments aux morts, allons de l’avant et essayons ensemble de tirer les leçons du passé.
1. ONG basée en Serbie, qui propose un programme éducatif auprès des jeunes des différents États, dans un processus de réconciliation et d’acceptation du passé.
2. Centre Multimédia de Pristina, fondé par l’auteur dramatique kosovar Jeton Neziraj.
3. Référence à la Bataille du champ des Merles (Bitka na Kosovu polju) le 28 juin 1389 (calendrier grégorien) qui signe la défaite de la Serbie face à l’Empire ottoman. Cette bataille est l’objet d’une mystification historique en Serbie. Le 28 juin 1989, sur le site de la Bataille de Kosovo polje, Milosevic prononce son discours de reconquête du Kosovo, alors province autonome. Ce discours marque le début de l’offensive des nationalistes serbes au Kosovo.
4. Gazimestan : littéralement, Place des Héros. Monument commémorant la Bataille de Kosovo Polje, érigé en 1953 (à l’époque de la République fédérative socialiste de Yougoslavie) dans la municipalité d’Obiliq/Obilić.