KUNST TEATAR : « UN THÉÂTRE GÉNÉRATIONNEL »

Par Karine Samardžija

Depuis près de cinq ans, la productrice Romana Brajša, le metteur en scène Ivan Planinić et l’acteur Domagoj Janković tiennent la barre du Kunst Teatar, une petite scène indépendante qui affiche d’emblée une dynamique nouvelle dans le paysage théâtral croate, très institutionnalisé.

C’est lors de leurs études à l’Académie d’art dramatique de Zagreb qu’ils se sont rencontrés. Portés par le même élan collectif, ils décident, à l’issue de leur formation, de s’affranchir d’un cadre institutionnel qui leur offre peu de perspectives d’avenir et de pallier le manque d’espaces consacrés aux artistes émergents. S’il est vrai que les artistes occupent souvent une place au sein des institutions théâtrales, celles-ci sont difficilement accessibles aux jeunes diplômés. Comme le rappelle Romana Brajša, « les étudiants commencent à travailler dans les théâtres pendant leur cursus, ils sont sous-payés, voire pas payés du tout. C’est une pratique qui se confirme, même après l’obtention de leur diplôme, surtout sur les scènes indépendantes. Les conditions de travail sont peu favorables, les emplois souvent précaires, excepté sur les scènes institutionnalisées. Sauf que les portes des institutions sont rarement ouvertes aux étudiants fraîchement diplômés ».

Construire « un théâtre générationnel : rassembler des artistes de 20 à 50 ans, ceux qui cherchent encore leur signature artistique et ceux qui sont prêts à l’expérimenter  »

Mais ce qui les anime avant tout, c’est ce même désir de rassembler un public tenu éloigné des théâtres : « Nous voulions mobiliser une population jeune, qui consomme de la culture pop », explique Domagoj Janković. « Le théâtre doit apprendre à parler le langage des nouveaux médias. De MTV aux jeux vidéo, en passant par Netflix, les blockbusters, YouTube et les réseaux sociaux, en un quart de siècle, de nouveaux publics sont apparus, qui ne fréquentent pas les théâtres. Ce sont ces publics auxquels nous souhaitons nous adresser », poursuit Ivan Planinić.

Il leur a fallu s’armer de patience avant de se lancer dans l’aventure, la première difficulté étant de trouver le cadre juridique. Après un long parcours parsemé d’obstacles administratifs, le Kunst Teatar ouvre ses portes en 2018 sous forme d’association, dans le quartier de Trešnjevka, loin du centre de Zagreb, où se déroule l’essentiel de la vie culturelle. Le local a été mis à disposition par Domagoj Janković, qui en est le propriétaire, et tous trois ont investi dans le lieu avec leurs fonds personnels.

Comme toutes les petites salles – la jauge est de 50 spectateurs –, le Kunst favorise un rapport intimiste avec le public. Pour sa première production, Bon, Mauvais, Mort, écrit par Pavle Vrkljan et mis en scène par Ivan Planinić en décembre 2018, l’équipe reçoit le soutien financier de la structure Kufer, une société de production du spectacle vivant, financée par des fonds publics et dont la mission est de promouvoir les artistes émergents. Kufer avait les financements, mais pas de lieu de programmation. Ensemble, ils portent le projet à la scène. Le succès est immédiat. Les productions du Kunst sont remarquées et mobilisent les jeunes compagnies, à l’instar de TRAS Studija, une compagnie de danse contemporaine, ou encore T25, la compagnie de l’auteur dramatique Ivor Martinić. Dès le départ, le Kunst affiche sa volonté de faire se rencontrer et collaborer des artistes émergents avec des artistes plus confirmés. C’est un système qu’ils appliquent également à la distribution des rôles. Ils entendent, par leur programmation, donner voix à des formes artistiques plurielles (danse, théâtre, performance) et construire « un théâtre générationnel : rassembler des artistes de 20 à 50 ans, ceux qui cherchent encore leur signature artistique et ceux qui sont prêts à l’expérimenter », proclame le trio à l’unisson.

Je dirais que ce qui nous définit, c’est la pop expérimentale.

Si la pandémie a considérablement ralenti leurs activités, ils ont su relever la tête et surmonter la crise, en développant une plateforme en ligne avec le soutien du ministère de la Culture. Certains de ces programmes sont toujours disponibles, notamment le film ESC Kunst, réalisé par Ivana Vuković. Les spectacles ont aussi été accueillis par des structures plus grandes afin de respecter les règles de distanciation sociale, quand le Kunst ne pouvait pas recevoir plus de dix spectateurs.  « Nous avons surmonté la crise sanitaire et aujourd’hui le système de production est plus équilibré », constate Romana Brajša, avant de préciser : « Notre situation ne s’est vraiment améliorée qu’en 2022, à l’ouverture du KunstCaffe. C’est un lieu indépendant du nôtre, dans l’immeuble voisin. Le talentueux Alen Marin, qui tient l’établissement et avec lequel nous collaborons, contribue largement à la vitalité du Kunst Teatar ». Elle ajoute : « Nous sommes aujourd’hui soutenus par le ministère de la Culture, la ville de Zagreb et la fondation Kultura Nova. Ces soutiens sont essentiels, car sans eux, nous ne serions plus là, mais nous n’aurions pas pu tenir sans le soutien du public, dont nous avons bénéficié dès les premières représentations. »

Alors, si la scène du Kunst dessine une ambition audacieuse, doit-on en déduire qu’elle s’inscrit dans une recherche esthétique particulière ? « On nous demande souvent de définir une ligne esthétique, mais les artistes avec lesquels nous travaillons ne forment pas un tout homogène », reconnaît Ivan Planinić. « Je dirais que ce qui nous définit, c’est la pop expérimentale. Expérimentale, car dans un espace aussi petit, on ne peut rien faire d’autre qu’expérimenter. Et pop parce que les références esthétiques qui prédominent sont toutes issues de la culture pop », argumente-t-il.

Quoiqu’il en soit, la démarche du Kunst s’affirme au fil du temps et des projets. En ouverture de la saison 2022, un cycle de lectures publiques était proposé en collaboration avec le Gœthe-Institut et le Conseil des Scénaristes et des Auteurs dramatiques croates. Cinq textes inédits de Lucija Klarić, Ivana Vuković, Ana Perčinlić, Anita Čeko et Filip Jurjević ont été mis en espace par Ivan Planinić, Kristina Grubiša, Patrik Sečen, Nika Bokić et Ivan Penović. Les autrices et l’auteur ont été les conseillers dramaturgiques des uns et des autres. Chaque mise en espace a donné lieu à des rencontres et des échanges avec les spectateurs. « Avec ce cycle de lectures, nous voulions mettre le texte au centre de nos préoccupations, l’accompagner dans son long cheminement jusqu’à la scène en lui offrant la possibilité de rencontrer une équipe artistique qui saurait s’en emparer », souligne Ivan Planinić.

Le Kunst, en cinq ans, s’est structuré en respectant son principe de base : un fonctionnement collectif qui aspire au renouveau de la scène indépendante et qui entend défendre les auteurs vivants. Il a montré qu’il était un lieu de création artistique majeur dans le paysage théâtral croate.