Au tournant des années 2000, après l’éclatement de la Yougoslavie, les auteurs et autrices dramatiques ont apporté un souffle nouveau à la création théâtrale. Aux prises avec les conflits des années 1990 et les crimes de guerre, la Serbe Biljana Srbljanović, la Croate Ivana Sajko, ou encore le Bosniaque Almir Imširević ont largement contribué au développement des nouvelles écritures contemporaines. Il faut à cet égard saluer le travail remarquable accompli par les traductrices Mireille Robin et Ubavka Zarić, qui ont accompagné cet essor en ouvrant le répertoire de la Maison Antoine Vitez à ces dramaturgies venues du sud-est européen.
Trop souvent perçues comme mineures, les scènes de cette petite partie de l’Europe ont une tradition théâtrale forte qui remonte au moins au XVIe siècle1, et dont les spécificités se lisent à travers le fonctionnement même des institutions, marquées par l’héritage socialiste et la décentralisation sous Tito. Dans le domaine des arts et des lettres, le théâtre est l’une des disciplines les plus subventionnées par l’État. C’est dire l’importance que revêt le spectacle vivant. Que ce soit en Croatie, en Bosnie ou en Serbie, tous les festivals et les grands prix de littérature dramatique – exception faite du concours inter-régional Heartefact – sont financés par des fonds publics et comprennent une aide à la création. Autre point essentiel, la formation des auteurs dramatiques est institutionnalisée. Les conditions d’accès au concours des facultés d’art dramatique sont d’une grande exigence, et seuls cinq ou six étudiants sont retenus pour un cursus de dramaturgie de cinq ans. Ces départements existent depuis les années 1950, excepté à Sarajevo où la chaire d’écriture dramatique n’a ouvert qu’en 1994. L’enseignement y est rigoureux, très codé, et recouvre toute l’histoire théâtrale de l’Europe de l’Antiquité à nos jours. C’est une formation classique, durant laquelle les élèves sont confrontés à l’expérimentation des formes inspirées des modèles allemand et anglo-saxon. Très tôt dans leur cursus, ils sont invités à étudier le théâtre post-dramatique. En cela, l’enseignement diffère de celui dispensé en France. Notons également au passage que les auteurs et les autrices sont présents au sein des institutions théâtrales, souvent en qualité de conseillers dramaturgiques2. Si de nombreuses scènes institutionnalisées, telles que le ZKM (Théâtre de la Jeunesse de Zagreb) ou le SARTR (Théâtre de la guerre de Sarajevo)3, dédient leur programmation aux écritures contemporaines, les théâtres nationaux proposent plutôt, quant à eux, un théâtre de répertoire. On remarque cependant depuis peu une légère ouverture.
Qu’il s’agisse de la Bosnie, de la Croatie ou de la Serbie, les politiques sont donc plutôt favorables à la création. Toutefois, si les institutions fonctionnent de manière à peu près égale d’un pays à l’autre, d’un point de vue strictement esthétique et formel, les scènes croates ne s’inscrivent pas dans la même recherche que les scènes serbes ou bosniaques. En cela, elles proposent un paysage théâtral très éclectique.
En Serbie, la nouvelle génération explore davantage le collectif et se veut résolument engagée, à l’instar de Milena Bogavac qui, entre théâtre documentaire et pratiques performatives, dénonce la perte de tout système de valeurs (Cher Papa, souvenirs de Belgrade). Elle explore l’écriture de plateau au sein du collectif Reflektor Teatar, travaille aussi bien avec des professionnels qu’avec des amateurs sur des thématiques comme le droit à l’avortement, les violences sociétales, sexistes et sexuelles. La jeune Staša Bajac, lauréate du prix Heartefact en 2017 pour son texte Lui, il sera différent dit, quant à elle, la difficile construction intime des femmes dans une société profondément patriarcale où celles-ci sont conditionnées pour être soumises au jugement des autres et au regard des hommes. Dans ce conte post-dramatique, l’autrice donne voix à des jeunes filles qui rêvent d’amour. La réalité vient toutefois les percuter de plein fouet et les pousse à reproduire le même schéma de violence. Si l’apport du théâtre post-dramatique est ici manifeste, on voit apparaître une tendance plus expérimentale, qui rend compte du climat politique et économique sous une forme explicitement poétique : Iva Brdar, dans son « road drama » Pouces en l’air, interroge les frontières de l’Europe et les crises migratoires, quand Filip Grujić, avec son texte pas avant 4 :30 ni après 5:00, questionne le retour de l’exilé au pays natal, une Serbie enlisée dans une transition qui n’en finit pas. La nouvelle génération serbe, si elle est toujours aussi politisée, se veut résolument novatrice sur la forme, et explore un territoire à mi-chemin entre théâtre, poésie et performance. Rappelons aussi que, dans un pays où les femmes ont longtemps été tenues éloignées du monde de la culture, les autrices dramatiques sont nombreuses à être primées et jouées sur les grandes scènes nationales.

En Bosnie-Herzégovine, la guerre est toujours présente dans la littérature dramatique, mais elle n’en constitue plus le sujet principal. Les textes de la nouvelle génération semblent désormais traversés par la question de l’héritage. Ces auteurs et autrices regardent en arrière pour mieux s’inscrire dans le présent. Dans le texte d’Adnan Lugonić Avant la fin du monde, Maša est condamnée à vivre avec un père sénile, qui ne cesse de lui parler d’autrefois, d’un système yougoslave qui aurait pu la protéger alors qu’elle se débat au quotidien pour survivre. Lejla Kalamujić explore quant à elle une forme plus expérimentale et très épurée. Dans L’Ogresse, elle interroge la quête identitaire face à l’évènement, à travers la lente désintégration d’une famille sur fond de guerre. L’autrice Tanja Šlivar, originaire de Banja Luka, dissèque une société malade, où la jeunesse peine à se projeter dans l’avenir. Son texte Comme toutes les filles libérées4 reprend un fait divers, sept adolescentes tombées enceintes en même temps dans une petite ville de Bosnie-Herzégovine. Construit en sept monologues qui ne cessent de semer le trouble, le texte transcende des sujets brûlants comme l’avortement, le poids du patriarcat. L’influence du théâtre post-dramatique sur les scènes bosniaques est encore indéniable, mais les auteurs et les autrices, en butte à la réalité d’un pays sinistré, reviennent à des récits plus intimes.
Impossible d’évoquer les scènes croates sans mentionner l’autrice Ivana Sajko. Ses partitions dramatiques, marquées par la violence de la guerre, le déchirement de l’amour et l’obsession de la mort, opèrent un virage esthétique dans la littérature dramatique croate. Le mécanisme de violence, porté par une écriture éminemment poétique, vient bouleverser les conventions théâtrales : ses textes sont des partitions artistiques multiples, pensées pour le plateau, qu’elle met en scène elle-même. Ces formes singulières viennent repenser la manière de faire théâtre : désormais, l’auteur se met en scène. Ivana Sajko introduit cette pratique, suivie par Vedrana Klepica, Nina Mitrović et Ivor Martinić, entre autres. D’un point de vue formel et esthétique, la nouvelle génération croate vient éclater la perception traditionnelle du temps pour jouer avec la multiplicité des espaces. Un grand nombre d’auteurs et d’autrices explorent également le drame de l’intime, sans cesser de questionner la société croate. Les textes de Tomislav Zajec disent la difficulté du rapport à l’autre, du rapport à soi, d’une communication où la parole est souvent mal reçue, à défaut d’être clairement adressée. Tous les personnages de Zajec se retrouvent dans l’impossibilité de dire. Cette inaptitude, en particulier dans Ce qui manque, les confronte, à un choix : obéir aux conventions et subir l’ordre social, ou assumer ce qu’ils sont, tandis que dans Il faudrait sortir le chien, cette impossibilité de dire pousse les personnages à observer leur vie plutôt que de la vivre. Avec Le Drame de Mirjana et ceux qui l’entourent, Ivor Martinić glisse d’un quotidien à l’autre à travers un carrousel de vies fracassées, déclinant l’amour et ses désillusions. Les personnages sont des individus ordinaires et désabusés, leur destinée est ponctuée par une structure en ritournelle qui leur confère une étoffe tragique. Les scènes croates plongent dans l’intime pour mieux dire, en creux, le monde qui se délite.

Le champ des écritures dramatiques de ces trois pays n’a donc jamais été aussi prolifique que ces dix dernières années. Pourtant, les complexités régionale et linguistique freinent encore la création de ces textes sur les scènes françaises. Les guerres des années 1990 ne cessent de brouiller les pistes dans l’imaginaire collectif et, depuis Sarah Kane, nombreux sont les auteurs et les metteurs en scène européens à s’emparer de la région dans leurs créations, avec les écueils et les constructions mythologiques fantasmées que cela suppose. Fait notable cependant, dans les années 2000, le phénomène Biljana Srbljanović dont les textes sont traduits par Ubavka Zarić et Michel Bataillon, déferle sur les théâtres français : Histoires de famille est créée en 2002 au TNP par André Wilms, La Chute, puissant réquisitoire contre Milošević, est créée la même année par Jean Claude Berutti à la Comédie de Saint-Étienne, Christian Benedetti monte Supermarché au Théâtre-Studio d’Alfortville en 2004. Toutefois, l’engouement qu’ont suscité les pièces de Biljana Srbljanović n’aura, hélas, pas ouvert la voie à la nouvelle génération. Il y a tout d’abord une question économique majeure : dans tout le sud-est européen, les scènes institutionnalisées fonctionnent sur le modèle germanique, avec un théâtre de troupe. Les acteurs et les actrices sont permanents, donc facilement mobilisables. De fait, les théâtres privilégient les grandes distributions, ce que l’économie du spectacle vivant en France peut difficilement supporter. D’autre part, les textes dramatiques sont souvent ancrés dans une réalité concrète, et chargés de référentiels. Toutefois, si les scènes bosniaques, croates et serbes portent en elles la spécificité d’un territoire, elles ont toutes le même souci de dire le monde qui les entoure. Les auteurs et les autrices dramatiques ont en commun de se préoccuper des forces politiques et sociétales qui font et défont leur quotidien, dans ces sociétés post-yougoslaves dites de transition. Pour autant, ces dramaturgies ne se limitent pas à une langue et à un espace donnés. Au contraire, elles portent en elles un langage scénique universel, capable de prendre corps d’une langue à l’autre.
1. Marin Držić (1508-1567), dramaturge croate de la république de Raguse (Dubrovnik), est l’une des figures majeures de la littérature dramatique du sud-est européen.
2. Les théâtres nationaux comptent en moyenne trois dramaturges associés.
3. Tous deux sont financés par les municipalités. Ces scènes institutionnalisées possèdent leur propre troupe.