LE CAS DE LA SALA BECKETT : « LES TRADUCTEURS ONT UNE MAÎTRISE PARFAITE DU LANGAGE SCÉNIQUE »
Si la traduction théâtrale a pris une place importante dans la programmation des salles de spectacle catalanes, le statut des traducteurs et des traductrices reste encore à définir. Bien qu’ils accompagnent le processus de création – ils viennent eux-mêmes du plateau –, ils n’interviennent que rarement dans le choix des textes. Le directeur de la Sala Beckett (Barcelone), Toni Casares, revient sur le rôle des traducteurs et des traductrices dans les productions actuelles.
Par Laurent Gallardo, avec la complicité de Toni Casares, directeur de la Sala Beckett (propos recueillis et traduits par Laurent Gallardo).

L’existence de la Maison Antoine Vitez et ses nombreuses activités dans le domaine de la traduction théâtrale nous donnent à penser que cette expérience, si féconde pour la création contemporaine, constitue un exemple inspirant dans bon nombre de pays européens. Il suffit toutefois de voyager hors de nos frontières pour constater que la Maison Antoine Vitez fait figure de sublime exception. Rares sont en effet les contextes culturels où la traduction est envisagée comme un maillon fondamental de la création théâtrale. On préfère habituellement la réduire à une activité seconde par rapport à l’acte d’écriture, comme s’il s’agissait là d’un appendice accessoire qui, dans le meilleur des cas, en accroît la portée. Or, comme l’affirme le romancier espagnol Eduardo Mendoza, cité par André Gabastou, « les grandes langues littéraires se sont formées par le biais des traductions. L’anglais est une langue qui surgit et se construit à partir de la Bible du roi Jacques, le russe littéraire commence à fonctionner quand Pouchkine traduit Shakespeare ». Il en va de même avec la dramaturgie : comment comprendre l’essor en Espagne d’un drame de la perplexité dans les années 1990 (José Sanchis Sinisterra, Juan Mayorga, Lluïsa Cunillé, etc) sans tenir compte des traductions castillanes des pièces d’Harold Pinter ? En ouvrant sur un ailleurs et autrement, la pratique de la traduction dessine des lignes de fuite qui permettent l’émergence d’un devenir théâtral en déplaçant le fragile équilibre entre la norme et l’exception, la convention et la mutation.
L’essor des traductions dans la programmation de la Sala Beckett s’explique par la volonté de mettre le théâtre catalan en contact permanent avec la création contemporaine au niveau international
Force est de constater qu’en Catalogne, territoire marqué par la coexistence de deux langues (le catalan et le castillan), où la traduction occupe une place de choix dans les rapports sociaux, le monde théâtral semble peu enclin à tenir compte de cette pratique dont la présence semble pourtant de plus en plus fréquente. Il suffit de parcourir les programmations des principales salles barcelonaises pour s’apercevoir que les mises en scène de pièces étrangères sont aujourd’hui légion. Cette évolution est notamment manifeste à la Sala Beckett de Barcelone, théâtre qui, comme le souligne son directeur, Toni Casares, « s’intéresse à la dramaturgie contemporaine et, notamment, au théâtre de texte, en accordant une place fondamentale à la figure de l’auteur ». L’essor des traductions dans la programmation de la Sala Beckett s’explique, selon lui, par « la volonté de mettre le théâtre catalan en contact permanent avec la création contemporaine au niveau international ». Il souligne, à cet égard, que « des auteurs, tels que Harold Pinter, Bernard-Marie Koltès, David Mamet, Connor McPherson, Caryl Churchill, Martin Crimp ou encore Roland Schimmelpfennig, ont été traduits en catalan dans le but d’être joués à la Sala Beckett ». Il s’agit ainsi de poursuivre l’effort entrepris dès les années 1960 pour mettre la création catalane en rapport avec la scène européenne. À cette époque, tandis que la production espagnole développait, en marge de la censure, un théâtre réaliste et engagé dans la lutte antifranquiste, les auteurs catalans s’inspiraient des dramaturgies post-brechtiennes (création collective et théâtre documentaire) dans le but de renouer avec les écritures européennes, après les longues années d’autarcie de l’après-guerre civile. La traduction des classiques contemporains vers le catalan – langue majoritaire de la production théâtrale – apparaît aujourd’hui comme un moyen permettant de maintenir ce lien.

Toni Casares signale que la sélection des œuvres traduites est le fruit d’un travail collectif, fait de rencontres et d’échanges, « au sein de réseaux européens pour la promotion du théâtre contemporain, comme Fabulamundi, sans compter les nombreuses activités organisées à la Sala Beckett en rapport avec d’autres théâtres et festivals à travers le monde. Nous nous montrons aussi attentifs aux programmations des salles avec lesquelles nous travaillons habituellement ainsi qu’aux recommandations qui nous sont faites », affirme-t-il. On remarque que, loin d’être une activité ponctuelle liée à un choix de programmation, la traduction est souvent envisagée sur le long terme afin de permettre à certains auteurs étrangers d’être montés de manière récurrente. La dramaturge britannique Caryl Churchill a ainsi fait l’objet de nombreuses créations au cours des années 2000. On retiendra notamment Far Away (2000) traduit et mis en scène en 2003 par le dramaturge Jordi Prat i Coll, Cloud Nine (1979) monté en 2013 par Glòria Balañà dans la traduction catalane d’Arnau Marín Díaz et, à l’affiche en 2022, Heart’s Desire (1997) traduit et mis en scène par Lucia del Greco.

L’exemple de Caryl Churchill s’avère d’autant significatif qu’il montre combien l’intérêt récurrent pour une écriture donnée ne s’accompagne pas nécessairement d’une collaboration continue entre auteurs et traducteurs. Toni Casares constate que ces derniers n’interviennent quasiment jamais dans le processus de sélection des œuvres : « en général, nous les choisissons une fois que nous avons sélectionné les textes ». Ils occupent toutefois une place importante dans le processus de création en participant activement au travail à la table et aux premières répétitions avec les comédiens, voire en accompagnant pleinement le metteur en scène. « Un bon exemple, ajoute Toni Casares, est le travail de Marc Villanueva Mir traducteur vers le catalan d’Un voyage d’hiver (2011) d’Elfriede Jelinek, qui a non seulement assisté à toutes les répétitions mais a aussi assumé les fonctions de conseiller dramaturgique du spectacle. »
il reste beaucoup à faire en matière de financement et les revendications des traducteurs rejoignent, dans une certaine mesure, celles des auteurs
Le cas de Caryl Churchill montre, par ailleurs, qu’en Catalogne les traducteurs de théâtre se limitent rarement à cette seule activité. Ainsi Lucia del Greco assume-t-elle à la fois la traduction et la mise en scène de Heart’s Desire. Quant à Jordi Prat i Coll, en plus d’être traducteur et metteur en scène, il est aussi dramaturge. La double casquette d’auteur-traducteur est peut-être l’une des plus fréquentes en Catalogne. Des auteurs tels que Sergi Belbel, Carles Batlle ou encore Helena Tornero s’adonnent à la traduction théâtrale, sans que ce soit pour eux une activité principale. Selon Toni Casares, l’intérêt de ce profil s’explique par le fait qu’il s’agit là « de traducteurs ayant une parfaite connaissance du langage dramatique et qui se montrent également attentifs à la qualité littéraire des textes ». Il constate, toutefois, que « pour certaines langues, il n’est pas toujours facile de trouver cet équilibre ». La traduction vers une langue minoritaire implique, en effet, des problèmes spécifiques liés à la rareté des profils ayant une maîtrise suffisante de la langue-source et de la langue-cible. Si, jusque dans les années 1970, la traduction en catalan de certains classiques russes se faisait par l’entremise des traductions françaises existantes, on constate aujourd’hui que, pour les langues rares ou éloignées du catalan, il est possible de trouver des traducteurs à même de mener à bien ce travail. Les pièces d’Ivan Viripaev sont aujourd’hui directement traduites du russe vers le catalan par Miquel Cabal Guarro.
En somme, la traduction occupe aujourd’hui une place importante dans le panorama théâtral catalan sans que le statut de traducteur ne fasse l’objet d’une attention particulière de la part des institutions. On constate aussi que le financement des traductions relève quasi exclusivement de fonds européens, notamment grâce à la participation de la Sala Beckett au programme Fabulamundi. Toni Casares souligne qu’« il reste beaucoup à faire en la matière et que les revendications des traducteurs rejoignent, dans une certaine mesure, celles des auteurs ». En Catalogne, la crise de la Covid et ses conséquences néfastes sur la création théâtrale ont servi d’électrochoc pour que les auteurs prennent conscience de leur propre vulnérabilité. Depuis l’année dernière, ils ont fondé l’Associació catalana de dramatúrgia qui les représente auprès des institutions pour défendre leurs droits. Une telle initiative constitue une première avancée pour les traducteurs de théâtre et la visibilité de leur statut ô combien primordial. Car, comme nous l’enseigne Antoine Vitez, la traduction est peut-être l’essence même du théâtre : « Écrire, traduire, jouer, mettre en scène relèvent d’une pensée unique, fondée sur l’activité même de traduire, c’est-à-dire sur la capacité, la nécessité et la joie d’inventer sans trêve des équivalents possibles. »1 Et c’est ainsi que, grâce à la traduction, dans ce jeu incessant d’équivalences, se forge le devenir des langues.
1. Antoine Vitez, Le Théâtre des idées, Paris, Gallimard, 1991, p. 586.