Figure majeure de la scène contemporaine britannique, Tim Crouch a écrit et mis en scène une vingtaine de pièces pour public adulte et jeune public. Ses textes ont été traduits et joués dans de nombreux pays. Catherine Hargreaves, traductrice, metteuse en scène et comédienne, a traduit et mis en scène plusieurs pièces de Tim Crouch. Elle a notamment traduit Les Débutants, texte qui sera lu à la Chartreuse-CNES dimanche 23 juillet dans le cadre du Festival d’Avignon. Ils reviennent tous deux sur ce qu’implique écrire et traduire pour le jeune public.

Propos recueillis et traduits par Déborah Prudhon.

Déborah Prudhon. – Tim Crouch, vous êtes l’auteur d’autant de pièces pour jeune public que de pièces pour public adulte. Comment en êtes-vous venu à écrire pour ces deux types de spectateurs ?

Tim Crouch. – Mon écriture s’est inscrite dès le début dans ce double mouvement. En 2002, j’ai écrit My Arm [Mon bras] et, tout à fait par hasard, le Festival de Brighton m’a demandé au même moment si je souhaitais écrire une pièce pour le jeune public en lien avec Shakespeare [Moi, Caliban]. Autour de la même période, le Département d’Éducation du National Theatre, pour qui j’avais déjà beaucoup travaillé, m’a commandé une pièce intitulée Shopping for Shoes [La Course aux chaussures]. Presque sans y penser, ou sans en être conscient, mon travail pour adultes et pour enfants a commencé en parallèle.

L’énergie et la liberté des plus jeunes sont source d’inspiration pour moi. Je pense que l’on peut souvent faire des choses plus radicales avec les enfants et les adolescents parce que c’est un public qui n’a pas d’attentes particulières vis-à-vis de l’expérience théâtrale.

Catherine Hargreaves. – C’est ce que j’aime dans ton travail pour les enfants. On sent que tu attends d’eux qu’ils soient capables de regarder du théâtre radical, tout autant que les adultes.

Tim Crouch. – Peut-être même davantage. Les adultes, lorsqu’ils viennent au théâtre, sont figés dans leurs attentes. J’ai mis en scène pour les enfants deux pièces de Shakespeare pour la Royal Shakespeare Company [RSC] : The Taming of the Shrew [La Mégère apprivoisée] et King Lear [Le Roi Lear]. Cela a été un vrai bonheur. Ces enfants n’avaient jamais vu de pièce de Shakespeare. La plupart des gens qui viennent au RSC ont vu des centaines de mises en scène de Shakespeare et comparent telle pièce à telle autre, telle production à telle autre, telle performance à telle autre. Les jeunes spectateurs se contentent de dire « C’est quoi l’histoire ? Oh là là, c’est donc ça l’histoire ! Ouah ! C’est incroyable ! Quelle histoire géniale ! ». Il y a là une plus grande liberté, je trouve.

Il existe des libertés artistiques chez un enfant de dix ans qu’il n’y a pas chez un adulte. La liberté artistique consiste à voir quelque chose dans une autre chose ; c’est la capacité d’imagination. En un sens, je déplore la perte de cette liberté imaginative chez l’adulte. 

Déborah Prudhon. – Le fait d’écrire une pièce pour le jeune public influence-t-il votre processus créatif ?

Tim Crouch. – J’écris toujours avec un certain public en tête. Il y a des auteurs qui ne prennent pas en considération leur public lorsqu’ils écrivent. Je n’en fais pas partie. Je crois que ce sont eux les vrais écrivains. En cela, je suis un homme de théâtre. Je pense tout autant à l’acte de réception qu’à l’acte de transmission. Une grande partie de la pièce se déroule dans cet acte de réception. Si j’ai en tête un public jeune, cela va guider ma main inévitablement. J’écris en envisageant un enfant de huit ans, de douze ans, ou un adulte lambda. J’aime avoir des contraintes dans mon écriture – et en l’occurrence « ceci est mon public » est de celles dont je m’empare volontiers. Dans The Author [L’Auteur], il n’y a pas de scène physique – la forme était ma contrainte. J’essaie toujours de poser des contraintes dans mon processus d’écriture parce que je trouve cela plus facile d’écrire dans quelque chose de restreint plutôt que dans quelque chose de complètement libre. Le jeune public apporte un autre type de contrainte – dans un sens libérateur et non restrictif.

Déborah Prudhon. – Au début des Débutants, les adultes jouent le rôle d’enfants et il faut un certain temps pour que le public se rende compte qu’ils n’incarnent pas des adultes. Il y a également des moments dans la pièce où les couples d’acteurs (l’enfant et l’adulte) interagissent. Que vient dire ce procédé ?

Tim Crouch. – Les Débutants parle de l’enfant présent dans l’adulte ; de la perspective de l’adulte contenue dans l’enfant et du souvenir de l’enfant au cœur de l’adulte. Lorsque je regarde des photos de mes enfants, je peux y voir l’adulte, et lorsque je regarde mes enfants qui sont à présent adultes, je peux voir l’enfant. Je suis très ému par le passage du temps et la perte de l’enfance.

Il existe des libertés artistiques chez un enfant de dix ans qu’il n’y a pas chez un adulte. La liberté artistique consiste à voir quelque chose dans une autre chose ; c’est la capacité d’imagination. En un sens, je déplore la perte de cette liberté imaginative chez l’adulte. Je pense que je reviens à cela dans mon écriture pour jeune public. Et mon travail pour public adulte fait la même chose : mes pièces demandent aux spectateurs d’accéder à cette capacité imaginative qu’ils avaient en tant qu’enfants, et qui subsiste toujours en eux. Je ne pense pas qu’elle disparaisse, je pense simplement que lorsque nous devenons adultes, nous perdons notre confiance en elle.

Une part essentielle de la dynamique des Débutants se joue dans la tête des spectateurs. Ils doivent tenter de réconcilier la contradiction entre ce que leurs yeux voient et ce qu’est réellement la pièce : ils voient un adulte avec un bébé, un adulte qui ne parle pas (Sandy), un Néerlandais avec un karaoké, mais la pièce, ce n’est pas cela. La pièce n’est pas ce que leurs yeux voient, c’est ce que leur esprit va commencer à percevoir.

Déborah Prudhon. – À la fin, les enfants montent un spectacle qui contraste avec l’esthétique du reste de la pièce. L’imagination des enfants prend vie sous les yeux du public.

Tim Crouch. – La pièce que les enfants jouent à la fin est extrêmement théâtrale. On y retrouve toutes ces choses que je ne fais pas habituellement dans mes pièces. Cela a à voir avec les idées de théâtralité et de liberté inhérentes aux enfants. Je veux que tout devienne possible sur scène, et lorsque les enfants commencent à faire des merveilles avec leur spectacle, je veux rendre ce monde merveilleux visible. La pièce des enfants ne peut pas être une pièce de Tim Crouch. C’est leur imagination sans bornes qui nous est présentée. Tout devient soudain possible et la mort est vaincue.

Déborah Prudhon. – La mort est l’un des thèmes-clefs que Les Débutants explore.

Tim Crouch. – La pièce parle de la mort et de la manière dont on peut, à travers l’art, la suspendre momentanément. Dans Les Débutants la mort est en train de ravir Maddie et elle a déjà emporté Adrian (le père de Bart). Les enfants ont recours à l’art pour l’accepter. Leur spectacle fait apparaître Adrian, comme par magie :

NIGEL ENFANT. Qui êtes-vous ?

BART ENFANT. Je sais qui c’est. Il s’appelle Adrian. C’est mon père.

LUCY ENFANT. Mais je croyais que ton père était mort.

BART ENFANT. Il l’est.

Bonjour Papa.

ADRIAN. Bonjour Bartolomeüs.

Déborah Prudhon. – La mort est également présente à travers les références à l’extinction des abeilles et la crise écologique qui apparaît en toile de fond.

Tim Crouch. – Dans cette pièce, on sent qu’une catastrophe climatique est à l’œuvre. Non seulement les abeilles meurent, mais il pleut sans discontinuer. C’est l’été et le climat est déréglé ; quelque chose ne tourne pas rond.

Je crois que c’est une peur existentielle qu’ont de nombreux jeunes – la fin du monde. Je crois que de nombreux enfants en font des cauchemars. Nigel fait un cauchemar dans la pièce (« [Les abeilles] ne pouvaient plus danser et c’est pour ça que c’était la fin du monde. »). Les rêves appartiennent à l’inconscient et inconsciemment nous savons que nous allons tous mourir, et que nous allons peut-être mourir plus tôt parce que tout le reste est en train de mourir. En résumé, la pièce parle de la fin de l’enfance, de la fin du monde et de la responsabilité des adultes.

La mère de Lucy est entomologiste. Elle a écrit un livre. Il y a ce moment dans la pièce où la scène est noyée sous la musique de Rage Against the Machine. Soudain, tout s’arrête et Lucy, alors qu’elle lit à haute voix le livre de sa mère, est interrompue par la musique qui se remet à jouer. C’est un aperçu de ce à quoi la mère de Lucy est confrontée.

La mère de Lucy écrit sur la crise écologique mais c’est une mauvaise mère. Elle n’est pas capable de descendre et d’être avec sa fille. Ce sont tous de mauvais parents, à l’exception de Maddie. Les enfants ont été abandonnés et on a l’impression que le monde est abandonné, lui aussi.

La question environnementale est arrivée tardivement dans mon travail. Je pense qu’il est désormais impossible de l’ignorer.

Déborah Prudhon. – Est-ce que vous pouvez revenir sur le titre anglais de la pièce, « Beginners » ?

Tim Crouch. – Au Royaume-Uni, plusieurs annonces sont faites aux acteurs avant le début d’un spectacle. Le régisseur les informe qu’il reste trente, quinze puis cinq minutes avant la représentation. « Beginners » est la dernière annonce et correspond au moment où tous les acteurs présents au début de la pièce doivent quitter les loges et se tenir prêts à entrer en scène.

Catherine Hargreaves. – Cela a été impossible à traduire en français. C’est souvent le cas lorsqu’un mot contient plusieurs sens. Le mot français équivalent n’a pas la même polysémie. Il faut donc soit trancher, soit trouver une expression qui recouvre les deux sens. Dans ce cas, j’ai opté pour Les Débutants, même si l’on perd la référence théâtrale.

L’anglais se prête plus facilement, je trouve, à l’écriture de paroles de chansons de comédie musicale. Je me suis demandé si je pouvais me permettre d’être moins fidèle au sens pour privilégier le rythme, mais Tim préférait que je sois le plus près possible du sens. Si j’avais dû monter la pièce, je crois que j’aurais écrit ces paroles en concertation avec le compositeur, ce qui, là, n’était pas possible.

Déborah Prudhon. – Quelles autres difficultés avez-vous rencontrées en traduisant cette pièce ?

Catherine Hargreaves. – Les enfants emploient beaucoup d’expressions. J’ai dû appeler Tim pour savoir s’il s’agissait d’expressions que l’on entend dans les cours de récréation, ou d’expressions d’adultes que les enfants s’étaient appropriées. Les enfants empruntent beaucoup aux adultes pour les imiter. Tim m’a effectivement confirmé que c’était le cas dans Les Débutants. On a aussi discuté du registre de ces expressions reprises par les enfants. Elles sont démodées en anglais, les enfants ne les utiliseraient pas en temps normal et elles appartiennent pour la plupart à un registre assez bourgeois. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi des expressions désuètes dans la traduction française, comme « Mon Dieu ! ».

On a aussi l’impression d’être dans une sorte de policier au début de la pièce : il y a le pistolet, on ignore qui sont les personnages sur scène, et on ressent du danger. J’ai essayé de ne pas perdre cela dans la traduction. Et bien entendu, traduire les chansons n’a pas été une tâche évidente. L’anglais se prête plus facilement, je trouve, à l’écriture de paroles de chansons de comédie musicale. Je me suis demandé si je pouvais me permettre d’être moins fidèle au sens pour privilégier le rythme, mais Tim préférait que je sois le plus près possible du sens. Si j’avais dû monter la pièce, je crois que j’aurais écrit ces paroles en concertation avec le compositeur, ce qui, là, n’était pas possible.

Ce que j’aime dans l’écriture de Tim, c’est qu’il aborde la mort et les émotions d’une manière très simple, mais qu’il permet aux spectateurs de redécouvrir quelque chose qu’ils considéraient comme allant de soi, et de le faire tout en étant conscients que d’autres personnes le redécouvrent à leur manière juste à côté d’eux. Cette simplicité est difficile à rendre en français car l’anglais est beaucoup plus direct. Les phrases sont souvent très courtes, la langue va directement à l’essentiel – à l’émotion. Le français, à l’inverse, a besoin de plus de détails, de plus de mots pour une seule chose. Comment traduire cet aspect direct sans que le résultat en français ne semble trop simple ? Le défi est de ne pas perdre ce rythme anglais tout en ayant un rendu très français. J’essaie de coller au plus près de la langue et du rythme anglais.

Jusqu’à présent, j’ai toujours traduit les pièces de Tim parce que je souhaitais les mettre en scène. Je me suis donc toujours laissé la possibilité de modifier la traduction pendant les répétitions. C’est la première fois que je traduis une pièce qui ne va pas être produite juste derrière, c’est donc un processus différent. J’espère que les personnes qui liront la traduction auront envie de monter la pièce !


Les Débutants, de Tim Crouch, traduit par Catherine Hargreaves, avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, disponible ici !

Trois familles louent chaque année une maison ensemble au bord de la mer. Il pleut beaucoup. Les enfants s’ennuient et les adultes vont au pub. Rien d’extraordinaire à première vue et pourtant ces vacances pluvieuses pourraient bien être une occasion de changer le monde…

Pièce tout public à partir de 9 ans, avec une distribution composée d’adultes et d’enfants. On y voit que les soucis des adultes, même quand ils sont graves, même quand ils sont cachés, que ça soit par exemple l’avenir écologique de la planète ou la maladie des proches, occupent le quotidien des enfants aussi, et qu’ils y trouvent leur propre réponse, bien particulière.