À l’occasion de la lecture de sa pièce Braises à la Chartreuse pour la Biennale de la traduction, Soji Cole revient sur son rapport à l’écriture dramatique et à la langue, dans un pays, le Nigeria, qui en compte plusieurs centaines. 

Propos recueillis et traduits par Christiane Fioupou et Adiza Lamien-Ouando.

Christiane Fioupou. – Comment envisagez-vous l’acte d’écrire et plus particulièrement quelle est la place de l’écriture théâtrale dans votre parcours ?

Soji Cole. – Je dirais que l’écriture et la pratique du théâtre m’apparaissent comme une expression concrète de moi-même. Les recherches universitaires viennent après. Quand j’écris et que je fais du théâtre, je sens les côtés les plus réticents de ma personne me pousser à parler, à pleurer, à rire, à me battre, à protéger et à réaffirmer mon humanité. Lorsque j’écris et travaille pour le théâtre, j’ai comme l’impression que c’est là que je remplis tout naturellement mes engagements avec ma propre vie et avec l’humanité dans son ensemble. Ces deux choses m’aident également à mieux voir la vie, ses côtés ambitieux et vains qui font partie des caprices de l’existence humaine. Rien ne semble plus important que cela.

Adiza Lamien-Ouando. – Vous maîtrisez l’anglais, le yoruba et le pidgin English, et peut-être d’autres langues. Dans votre texte Braises, vous jouez constamment sur la variété des parlers. Pouvez-vous nous éclairer sur cette démarche dans vos écrits, et plus particulièrement dans votre pièce, Braises ?

Soji Cole. – Dans un pays comme le Nigeria où une multiplicité de langues sont parlées, il existe une espèce d’écrivains qui aspirent toujours à communiquer avec le public en jouant sur le mélange des langues. Si la langue anglaise est le fil linguistique conducteur, nous avons pu créer de nombreuses variantes nigérianes de l’anglais en tant que langue de communication. Le pidgin English est la version populaire de ces variétés linguistiques. D’autres sont une combinaison de langues locales et d’expressions anglaises qui entrent en contact. C’est ce qui fait qu’au Nigeria notre vie langagière se prête si bien à la transformation. Les auteurs nigérians essaient de toucher le plus de monde possible en jouant sur ces différentes expressions langagières. C’est exactement ce que j’essaie de faire dans mes écrits. Je suis convaincu que ce sont les Nigérians et les Nigérianes qui sont mon premier public, même si j’aspire aussi à un public international. J’ai choisi ce parti pris dans Braises. Dans cette pièce, j’ai eu recours à l’anglais populaire, au pidgin English et à certaines expressions haoussa. Ces langues viennent en quelque sorte se chamailler entre elles. En tant qu’écrivain, je crois que, pour ce qui est de la langue, nous continuons inlassablement à expérimenter. L’ère de la technologie a rendu cela encore plus impératif.

Il est important pour les auteurs (surtout pour ceux d’œuvres théâtrales et filmiques) d’utiliser un langage qui individualise et humanise les personnages. Cela rend la tâche plus exigeante et crée une tension entre cette contrainte et le besoin d’être créatif tout en laissant les personnages se développer au fur et à mesure que l’action progresse.

Christiane Fioupou. – Dans Braises, comment utilisez-vous les différents niveaux de langue dont vous venez de parler ? À titre d’exemple, un personnage comme le militaire Bayero utilise plusieurs registres de langue, passant d’un anglais standard à un anglais plus sommaire et à la langue véhiculaire qu’est le pidgin English, parfois dans une même réplique adressée aux mêmes personnes (à Talatou et aux lycéennes rescapées de Chibok, par exemple). Pourriez-vous nous en dire un peu plus pour illustrer cette richesse linguistique du Nigeria et son importance d’un point de vue théâtral ?

Soji Cole. – Comme je l’ai dit précédemment, mon premier réflexe en matière d’expérimentation langagière est d’établir un lien et de communiquer avec une diversité de lecteurs et de lectrices. C’était mon intention avec Braises, en particulier avec Bayero, le personnage en question. Cependant, il est important pour les auteurs (surtout pour ceux d’œuvres théâtrales et filmiques) d’utiliser un langage qui individualise et humanise les personnages. Cela rend la tâche plus exigeante et crée une tension entre cette contrainte et le besoin d’être créatif tout en laissant les personnages se développer au fur et à mesure que l’action progresse. Bien sûr, certaines faiblesses peuvent apparaître si je n’ai pas réussi à utiliser la langue pour individualiser parfaitement un personnage, mais j’ai appris à éviter de regarder ces défauts de trop près… Ce que je veux dire, c’est que je décide si je dois arrêter de donner libre cours à l’inventivité du récit ou me conformer strictement au fac-similé linguistique attendu dans la vie d’un personnage. Dans Braises, j’ai voulu jouer sur les glissements d’un niveau de langue à l’autre pour me rapprocher le plus possible de la réalité. Pour moi, cela permet de renforcer la théâtralité de la pièce et en même temps de tirer parti des multiples dynamiques linguistiques qu’offre le Nigeria.

Adiza Lamien-Ouando. – Vous avez mené des travaux de recherche sur le théâtre dans des communautés rurales d’Ibadan, au Nigeria. Pourriez-vous nous en parler ? Que diriez-vous si je lançais le projet de faire traduire Braises dans une des langues africaines parlées chez moi, au Burkina Faso, par exemple ? Dans ce cas, j’imagine que le français populaire que nous avons recréé – en nous inspirant de ce qui est parlé en Afrique de l’Ouest francophone pour traduire le pidgin English de l’original – pourrait être utilisé tel quel dans la version en langue africaine.

Soji Cole. – Mes travaux de recherche sur le théâtre dans les communautés rurales visaient surtout des objectifs d’apprentissage. Nous avons essayé d’utiliser les outils et les techniques du théâtre pour aider ces communautés à développer elles-mêmes leur potentiel à se prendre en charge, notamment dans les communautés où, à ce moment-là, l’impact d’infrastructures gouvernementales durables n’était pas évident. J’ai aussi mené quelques projets de théâtre thérapeutique. Mes expériences de recherche sur le terrain m’ont donné des idées qui ont nourri quelques-uns de mes récits littéraires. Quant à Braises, il est vrai qu’il s’agit d’un récit entièrement africain. Pour cette raison, il serait en effet pertinent de voir ce texte traduit ou mis en scène dans divers endroits en Afrique.

Christiane Fioupou. – Quelles ont été et quelles sont les principales influences sur votre écriture théâtrale, à l’intérieur ou à l’extérieur du Nigeria ?

Soji Cole. – Mon écriture a été influencée de diverses manières, dès mon plus jeune âge. Il y a beaucoup d’écrivains nigérians et africains (vivants et disparus, âgés et jeunes) dont les œuvres ont été et continuent d’être des sources d’inspiration pour ma propre écriture. Mais si je devais citer le tournant le plus décisif dans ma carrière d’écrivain, ce serait ma rencontre avec les œuvres d’Ibsen.

Je suis préoccupé par l’échec des gouvernements et des dirigeants dans les pays africains, et par la façon dont certains pays européens profitent de la campagne actuelle contre l’immigration pour remettre au goût du jour l’agenda du colonialisme et infliger un racisme passif aux peuples noirs.

Adiza Lamien-Ouando. – Vous avez étudié et travaillé dans les domaines du théâtre et du cinéma. Comment voyez-vous leur rapport dans votre pratique ?

Soji Cole. – Le théâtre et le cinéma sont pour moi étroitement liés, la différence évidente étant qu’une pièce de théâtre, représentée sur scène comme spectacle vivant, se déroule en temps réel devant un public tandis qu’un film doit être réalisé et complètement finalisé avant d’être présenté en salle. Malgré leurs différences, ils ont beaucoup de points communs et dans la pratique, certaines idées, techniques et savoir-faire peuvent être transférables de l’un à l’autre, à condition de s’adapter et de maîtriser chaque medium.

Adiza Lamien-Ouando. – Avez-vous écrit des scénarios ? Avez-vous envisagé d’adapter Braises pour le cinéma ?

Soji Cole. – Oh oui ! J’ai écrit des scénarios et deux d’entre eux ont été effectivement portés à l’écran (mon nom a été retiré de certains parce que j’étais un « scénariste de l’ombre », j’écrivais comme prête-plume, mais d’autres scénarios ont conservé mon nom en tant qu’auteur). J’ai dû arrêter, vu que j’étais complètement débordé et que ce qu’on me proposait ne me convenait pas vraiment. Mais il est fort probable que je me remette à écrire pour le cinéma parce que depuis, j’ai appris à mieux gérer mon temps et mes déplacements.

Effectivement, j’aimerais vraiment que ma pièce Braises soit adaptée au cinéma. C’est un projet qui me tient à cœur, que je nourris depuis un moment et j’espère que les conditions de réalisation seront à la hauteur de celles que j’ai en tête : l’une d’elles étant que la langue principale de l’adaptation soit le haoussa, qui est la langue de l’environnement de la pièce elle-même.

Christiane Fioupou. – Vous résidez au Canada depuis quatre ans maintenant, comme chercheur, enseignant et écrivain. Le fait de vivre hors du Nigeria a-t-il une influence sur l’écriture de la nouvelle pièce sur laquelle vous travaillez en ce moment ?

Soji Cole. – Effectivement, la pièce que je suis en train d’écrire est influencée par le vécu de mon statut actuel d’immigré. Je suis extrêmement préoccupé par la disparition chaque année en mer Méditerranée de milliers d’Africains qui empruntent des voies clandestines vers l’Europe. Je suis préoccupé par le racisme passif et virulent qui se développe en Europe et en Amérique du Nord. Je suis préoccupé par l’échec des gouvernements et des dirigeants dans les pays africains, et par la façon dont certains pays européens profitent de la campagne actuelle contre l’immigration pour remettre au goût du jour l’agenda du colonialisme et infliger un racisme passif aux peuples noirs. Je veux témoigner de toutes ces choses et la seule façon de le faire, c’est d’écrire. C’est exactement l’objet de cette pièce.


Braises, de Soji Cole, traduit par Christiane Fioupou et Adiza Lamien-Ouando, avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, disponible ici !

 « J’ai écrit Braises, confie Soji Cole, en guise de protestation personnelle contre les ravages perpétrés par Boko Haram dans les régions du nord du Nigeria et contre la complicité dont semblent faire preuve certains acteurs étatiques. J’ai imaginé à quel point la vie devait être rude pour les femmes et les filles dans cette partie du pays. Après avoir été chassées de chez elles, ces populations vulnérables ont été soumises à une humiliation supplémentaire par un système qui les déshumanise. Cette situation m’a mis en rage et c’est cette rage qui a donné naissance à Braises ».