Coordinatrice du comité nordique de la Maison Antoine Vitez, Marianne Ségol-Samoy est aussi membre depuis plusieurs années du comité de lecture de la Mousson d’été, où plusieurs des textes qu’elle a traduits ont été mis en espace. Cette année, le festival présentait ainsi pour la troisième fois une pièce de la Norvégienne Monica Isakstuen. Avec ce texte, Ceci n’est pas nous, la traductrice poursuit son parcours avec une écriture telle qu’elle les aime, minimaliste et ouverte à des interprétations multiples.

Propos recueillis par Anaïs Heluin

Anaïs Heluin : Vous commencez à traduire Monica Isakstuen en 2018 avec sa première pièce Regarde-moi quand je te parle, mise en espace l’année suivante à la Mousson d’été. Pourriez-vous revenir sur votre découverte de cette écriture et sur l’intérêt qu’elle suscite alors chez vous ?

Marianne Ségol-Samoy : Dans le cadre d’un focus « écritures nordiques » organisé par l’Odéon-Théâtre de l’Europe, en partenariat avec la Maison Antoine Vitez, le traducteur Jean-Baptiste Coursaud et moi avons eu à lire de nombreux textes. Lorsque je tombe sur cette première pièce de Monica Isakstuen, c’est à la fois une évidence et une surprise. Une évidence, parce que j’y trouve ce que j’aime le plus au théâtre : l’emploi d’une langue minimaliste qui laisse deviner un riche sous-texte, et un travail dramaturgique remarquable qui ouvre de nombreuses interprétations. Monica Isakstuen s’inscrit ainsi dans un certain courant de l’écriture scandinave, dont l’un des plus grands représentants est Jon Fosse, auteur que je traduis depuis quelques années maintenant. Cependant elle le fait d’une manière très personnelle. D’emblée, je réalise n’avoir jamais rien lu de pareil, et être face à l’une des nouvelles voix majeures du théâtre norvégien.

Le nynorsk est aujourd’hui utilisé seulement par 10 % de la population, mais il est compris par tout le monde. C’est une langue dont on dit qu’elle élève la pensée, et qui appelle la littérature et le théâtre.

A.H. : Jon Fosse dont vous parlez n’écrit pas dans la même langue que Monica Isakstuen. Chacun écrit en effet dans l’une des deux langues officielles de Norvège. Cela n’empêche-t-il pas d’établir une filiation entre les deux auteurs ?

M.S.-S. : Il est presque impossible d’expliquer aux étrangers la situation linguistique de la Norvège. Longtemps colonisé par le Danemark, ce pays a perdu sa langue. Le danois a été imposé, et s’est par la suite très largement « norvégiennisé » : c’est ce qu’on appelle le « bokmål », qui est parlé par la majorité des Norvégiens. L’origine de la deuxième langue officielle de Norvège, le « nynorsk », vient du linguiste Ivar Aasen (1813-1896) qui a parcouru le pays pour y récolter des mots, des expressions et des structures grammaticales des différents dialectes, très nombreux. Constatant que ces derniers ont beaucoup en commun en matière de vocabulaire, il a conçu un dictionnaire et une grammaire de ce qu’il appelait le « parler populaire norvégien », que les gens se sont alors mis à écrire en y intégrant aussi leur propre dialecte. Le nynorsk est aujourd’hui utilisé seulement par 10 % de la population, mais il est compris par tout le monde. C’est une langue dont on dit qu’elle élève la pensée, et qui appelle la littérature et le théâtre. Dès le Moyen Âge, avec les sagas islandaises 1, nous sommes dans une culture des langues condensées, de l’économie de mots, à laquelle le nynorsk se prête particulièrement. D’où son utilisation par de grands auteurs, comme Jon Fosse dont le théâtre inspire par la suite de nombreux auteurs, comme le grand Tarjei Vesaas qui écrit dans la même langue, ou encore Arne Lygre et Monica Isakstuen qui, eux, utilisent le bokmål.

A.H. : Pourriez-vous décrire les contours de la singularité dont vous parliez plus tôt, qui traverse les trois pièces de Monica Isakstuen que vous avez traduites : Regarde-moi quand je te parle, Nous sommes des guerriers et enfin Ceci n’est pas nous ?

M.S.-S. : Dans toutes les pièces de Monica Isakstuen, nous sommes à la fois dans un espace abstrait et dans une situation concrète. Ou plutôt, une succession de situations concrètes, car on ne cesse de glisser d’une réalité à l’autre par le simple fait de la parole. Tout se passe toujours dans l’univers familial, et les figures qui y évoluent n’existent que par leurs relations aux autres et par leur langue. Le théâtre de cette autrice est tout sauf psychologique. Déjà, on ne connaît rien des antécédents de ses protagonistes, qui ne sont d’ailleurs définis que de manière assez vague, et relative aux liens qu’ils entretiennent les uns avec les autres : dans Ceci n’est pas nous par exemple, nous avons « Ma Mère », « Mon Père », « Ma Sœur », « Mon Frère ». Il y a aussi « Moi », qui disparaît au tout début de cette dernière pièce mais dont la présence plane sur l’ensemble. Dans les deux autres pièces, ce « Moi » dont l’identité est tout aussi mystérieuse et glissante que celle des autres protagonistes, possède une voix qui pourrait être celle de l’autrice, celle du spectateur, ou encore d’un personnage. Pour moi, cette instance peut également être vue comme le signe de la dimension très introspective du travail de Monica Isakstuen, que je définirais comme un « auteur omniprésent ». Chacune de ses pièces nous plonge dans sa voix à elle.

On est souvent objet de ses émotions dans les langues scandinaves, ce qui n’est pas facile à traduire en français, où l’on est forcément sujet de nos sentiments

A.H. : C’est sans doute là l’une des choses qui expliquent la difficulté que l’on éprouve lorsqu’on tente de résumer ses pièces. Cela appelle-t-il pour vous une méthode particulière de traduction ?

M.S.-S. : Le problème majeur que pose au traducteur l’écriture de Monica Isakstuen est commun à toutes les écritures scandinaves, en particulier à celles qui privilégient le sous-texte. À celle de Jon Fosse ou d’Arne Lygre par exemple, dont l’autrice de Ceci n’est pas nous revendique volontiers l’influence. Les langues scandinaves sont riches en formes indéfinies : au lieu de dire « je me sens mal », on dira plutôt « il y a quelque chose en moi qui ne va pas ». On est souvent objet de ses émotions dans les langues scandinaves, ce qui n’est pas facile à traduire en français, où l’on est forcément sujet de nos sentiments. J’essaie toujours de trouver une manière de faire ressentir en français cette nuance, ce qui n’est pas toujours possible. Lorsque ça l’est, je cherche à éviter toute forme de simplisme. Quant à l’écriture de Monica en particulier, j’ai besoin d’en comprendre précisément le sous-texte – ou du moins de m’en faire ma propre version – pour être la plus précise possible dans la langue. Plus la langue est précise, plus on atteint l’ouverture des sens qui caractérise l’univers de l’autrice.

A.H. : Votre dialogue avec l’autrice vous aide-t-il à explorer la profondeur de ses sous-textes ?

M.S.-S. : J’ai l’habitude de lui livrer ma lecture de ses pièces, mais elle dit rarement si elle a pensé les choses ainsi en écrivant. Elle accepte totalement le regard de l’autre sur son œuvre. Par exemple, dans Nous sommes des guerriers, le rapport de l’individu face à la collectivité est très fort. J’ai bien sûr pensé à la loi de Jante, ce code de conduite issu d’un roman publié dans les années 1930 de l’écrivain dano-norvégien Aksel Sandemose dans Un fugitif recoupe ses traces qui a transcendé les mœurs de Scandinaves d’une égalité irréductible. Il constitue un sous-courant profond et omniprésent de la culture nordique. Ce code prescrit l’égalitarisme, le collectivisme, l’homogénéité et la conformité comme des valeurs à protéger et à pratiquer par les citoyens. Il est par exemple également très présent dans les films du réalisateur suédois Ruben Östlund. Ce code, qui a beaucoup marqué la génération de ma mère, très imprégnée par la religion protestante, impose aux citoyens de ne pas essayer d’être extraordinaires et surtout de ne pas se placer au-dessus des autres. Monica n’a bien sûr pas pensé à ce principe égalitaire puisqu’il est ancré dans la mentalité des sociétés scandinaves. Il lui arrive toutefois de me donner certaines clés de lecture très utiles. Toujours pour Nous sommes des guerriers, elle m’a révélé les différents films dont elle s’est inspirée pour écrire les scènes dont « Moi » se souvient. Et pour Ceci n’est pas nous, j’ai eu la chance qu’elle m’envoie auparavant une pièce courte, pour un laboratoire de dramaturgie que je donnais à la Comédie de Caen avec le Conservatoire de région. Il s’est avéré que c’était le premier jet, le noyau de Ceci n’est pas nous. Ce texte m’a été très précieux pour traduire ensuite, car il m’a permis de comprendre comment la pièce s’était construite. Je suis entrée dans son processus de création, comme je le fais avec d’autres auteurs – le Suédois Jonas Hassen Khemiri par exemple – qui ont pour habitude de m’envoyer leurs premiers jets.

A.H. : Les références que vous citez, ainsi que la filiation assumée de Monica Isakstuen semblent l’inscrire fortement dans la culture norvégienne. Son œuvre est-elle, selon vous, de nature à intéresser un public français ?

M.S.-S. : Prenons l’exemple de Jon Fosse. Il dit être un auteur entièrement régional, ce qu’il est en effet dans la façon qu’il a d’exprimer son ressenti face au monde, dans sa manière de mettre en scène des personnages en doute face à l’immensité de l’univers. Or plus Jon Fosse est régional et intime, plus il devient universel. D’où sa reconnaissance aujourd’hui à l’international. Si pour l’instant Monica Isakstuen n’est reconnue qu’en Norvège, où sa pièce Ceci n’est pas nous a reçu le prestigieux prix Ibsen en 2023, son écriture, sans fil narratif classique mais avec un travail dramaturgique important, semble susciter l’intérêt des comités de lecture français. Pour autant, cela ne signifie pas que ses pièces seront montées tout de suite. Pour Sara Stridsberg que j’ai commencé à traduire il y a une quinzaine d’années, la reconnaissance en France et la multiplication des productions autour de son écriture est très récente. Je ne doute pas que le tour de Monica Isakstuen viendra !

Plus que par la langue elle-même, la poétique de Monica Isakstuen réside dans le cheminement qu’elle propose, dans ses structures extrêmement fortes.

A.H. : Vous avez cité plus tôt Jonas Hassen Khemiri, dont vous traduisez aussi les œuvres depuis plusieurs années. Il est de la même génération que Monica Isakstuen. Portez-vous un intérêt particulier à cette génération ?

M.S.-S. : Je crois que l’on traduit mieux les auteurs de sa génération. Le sous-texte, qui est primordial, est alors plus facile à saisir. La dimension très féminine de l’écriture de Monica, par exemple, qui – soit dit en passant – il y a quelques années encore n’aurait pas pu voir le jour, est quelque chose qui m’est très familier, et que j’apprécie beaucoup. Lorsque j’ai traduit le très beau roman de La Course du loup de la Suédoise Kerstin Ekman, j’ai rencontré beaucoup plus de difficultés qu’avec les œuvres d’auteurs plus jeunes. J’ai dû beaucoup travailler, beaucoup plus douter pour me faire ma propre histoire avec ce texte, pour me laisser porter par lui, ce qui est pour moi indispensable pour bien traduire.

A.H. : Dans la mise en espace de Ceci n’est pas nous dirigée avec brio à la Mousson d’été par Gérard Watkins, nous avons pu être surpris par l’humour du texte, qui n’est pas forcément la première chose que l’on en perçoit. Est-ce là pour vous un aspect important de l’écriture de l’autrice ?

M.S.-S. : Tout à fait. Cette dimension n’est pas toujours comprise, du fait que les personnages de Monica, en particulier ses mères, expriment souvent des pensées interdites, à propos de leur enfant, de la relation homme-femme… Or pour Monica, tout cela n’est qu’un jeu. Et le cadre de celui-ci apparaît très clairement dans les pièces : la distance qui sépare les acteurs des figures de chaque texte est énoncée, soit dans des didascalies soit par les personnages eux-mêmes. Les comédiens sont donc invités à s’amuser avec les mots des protagonistes. Dans Ceci n’est pas nous, cet écart entre acteur et personnage se double d’une remise en question des rôles que nous impose la société en tant que mère, père, fille, fils… Pour cette raison, entre autres, cette pièce est d’une force dramaturgique impressionnante. Plus que par la langue elle-même, la poétique de Monica Isakstuen réside dans le cheminement qu’elle propose, dans ses structures extrêmement fortes.


Ceci n’est pas nous, de Monika Isakstuen, traduit du norvégien par Marianne Ségol-Samoy

Texte disponible ici !

C’est l’été, le matin. MA MÈRE, MON PÈRE, MA SŒUR et MON FRÈRE se réveillent et entament une journée qui pourrait sembler ordinaire. Mais que représente le MOI en relation à eux ? Et comment faire face à la réalité quand l’irréel s’est produit ? La pièce suit une famille durant vingt-quatre heures tragiques où la frontière entre amour et dégoût, chagrin et joie, cauchemar et réalité reste floue.
La langue minimaliste de Monica Isakstuen travaille l’indicible, l’invisible et offre une variété d’interprétations.

1. Si l’Islande ne fait pas partie de la Scandinavie, sa littérature médiévale est à l’origine de la culture nordique. Les sagas islandaises, à ce titre, sont le fleuron de la littérature scandinave. Elles sont rédigées en vieux-norrois, langue parlée par les peuples du nord de l’Europe (Islande, Danemark, Norvège, Suède) à partir de l’âge des Vikings (780-1050) jusqu’au Moyen Âge central.