Avec sa traduction du Poisson rouge de Berlin de Pat To Yan, mise en espace à la Mousson d’été, Sarah Oppenheim nous donne accès à une écriture qui, par son attachement au micro-détail, décrit finement l’expérience intime de l’homme à l’ère de l’hypertechnologie. Écrite sous la forme d’un théâtre-récit, cette pièce de 2019 témoigne précieusement, poétiquement, d’un temps auquel a mis fin le durcissement du régime à Hong Kong.

Propos recueillis par Anaïs Heluin

Anaïs Heluin : Membre du comité chinois de la Maison Antoine Vitez avec Pascale Wei-Guinot, vous aviez avant Le Poisson rouge de Berlin traduit uniquement des pièces chinoises du répertoire de l’Opéra de Pékin et du Liyuan. Comment êtes-vous arrivée à cette pièce contemporaine ?

Sarah Oppenheim : Ces dernières années, avec Pascale Wei-Guinot, nous recevions peu de pièces chinoises contemporaines. Et celles qui nous parvenaient peinaient à nous convaincre. La situation politique actuelle en Chine explique cela : elle rend très difficile l’émergence d’un théâtre vraiment intéressant. Pascale et moi avons alors d’abord proposé à Laurent Muhleisen de revenir vers le théâtre des années 80, période d’ouverture en Chine. Au rythme de deux traductions par an à nous deux, pensions-nous, nous arriverions à poser quelques bases du théâtre parlé chinois – en opposition au théâtre chanté –, et à offrir aux intéressés un spectre de référence pour aborder ce champ théâtral qui est en France un territoire presque entièrement inconnu. Mais en relisant ces pièces, elles nous sont apparues très éloignées de nos préoccupations actuelles. Pascale, qui connaît mieux que moi le terrain, a alors entamé un gros travail de prospection pour trouver des pièces contemporaines. Le Poisson rouge de Berlin de Pat To Yan est arrivé ainsi.

A.H. : Cette pièce est écrite en cantonais et en mandarin, alors que l’autre pièce de Pat To Yan traduite avec le soutien de la Maison Antoine Vitez est de langue anglaise. Pourquoi ce travail dans deux langues ? La lecture de Brève histoire du futur vous a-t-elle aidée à mieux comprendre Le Poisson rouge de Berlin ?

S.O. : Auteur et metteur en scène, Pat To Yan vit entre Hong Kong et Berlin. À Hong Kong où il dirige la compagnie Reframe Theatre, il écrit en cantonais, et à Berlin en anglais. Au-delà de la différence de langues, je dirais qu’il pratique des types de théâtre bien distincts dans les deux pays. En Allemagne, il développe une écriture plutôt épique – Brève histoire du futur est le premier volet d’une trilogie d’anticipation –, tandis qu’à Hong Kong, il explore plutôt l’intime, comme c’est le cas dans Le Poisson rouge de Berlin. Brève histoire n’a donc pas pu m’aider pour approcher Le Poisson rouge, même si j’ai décelé entre elles quelques motifs communs.

Nous avons à faire dans Le Poisson rouge de Berlin à un théâtre-récit qui est complètement envahi par la narration et où aucune situation ne s’installe : elles sont évoquées, effleurées puis passent pour réintégrer le flux du récit.

A.H. : Ne peut-on pas penser, toutefois, que la forme très particulière du Poisson rouge de Berlin s’inspire de certaines dramaturgies pratiquées en Allemagne ?

S.O. : Tout à fait. En découvrant cette pièce, j’ai pensé par exemple à Tristesse animal noir d’Anja Hilling, où notamment toute la partie de l’incendie existe par le récit des différents personnages. Chez Pat To Yan, c’est la pièce entière qui est écrite ainsi. Nous avons affaire dans Le Poisson rouge de Berlin à un théâtre-récit qui est complètement envahi par la narration et où aucune situation ne s’installe : elles sont évoquées, effleurées puis passent pour réintégrer le flux du récit. Nous sommes dans la tête du personnage principal, Sze Yin, un Hongkongais d’une quarantaine d’années, spécialisé dans les nouvelles technologies. Le temps d’un footing qu’il fait à Berlin, ses souvenirs amoureux remontent à la surface : sa rencontre avec la jeune Lin-Lin, originaire de Xi’an, une ville du centre de la Chine, et son retour à Hong Kong où il retrouve Yat Sum, une femme qu’il a aimée dans sa jeunesse sans l’assumer.

A.H. : Il est précisé dans la pièce que Sze Yin et Yat Sum parlent cantonais, tandis que Lin Lin et d’autres parlent mandarin. Comment avez-vous traité cela à la traduction ?

S.O. : Tout d’abord, je ne comprends pas le cantonais. L’auteur m’a envoyé une version de son texte entièrement en mandarin, et c’est sur cette version que j’ai travaillé. Je n’ai pas cherché à marquer la différence entre les langues dans ma traduction, car cela aurait été complètement artificiel dans la mesure où il ne s’agit pas de rendre un dialecte ou un patois, mais qu’il s’agit bien de deux langues différentes. Et puisque la question de la langue est formulée au sein du texte par les protagonistes eux-mêmes, ça ne m’a pas semblé problématique. De plus, cette cohabitation du mandarin et du cantonais, souvent laborieuse entre les personnages, n’est qu’un élément parmi bien d’autres de l’incapacité de ces derniers – en particulier de Sze Yin – à communiquer avec l’autre, à avoir une véritable expérience du monde, à vivre vraiment sa vie. J’aime beaucoup la manière dont, à travers cet anti-héros, Pat To Yan dit cette sensation très contemporaine de non-appartenance au monde à l’ère du tout-technologique.

La difficulté pour traduire ce voyage dans la mémoire, c’est qu’en chinois il n’y a pas de conjugaison. J’ai donc dû trouver comment tresser entre eux les différents temps qui s’offrent à nous en français pour en rendre au mieux la subtilité.

A.H. : Quelle attitude avez-vous adoptée face à la non-linéarité du texte, qui nous fait naviguer dans les souvenirs de Sze Yin ?

S.O. : Pour commencer, j’ai eu besoin de réaliser une frise chronologique. Une fois trouvé le temps 0, qui correspond à la course à pied, il est possible de placer très précisément chaque souvenir sur un axe. La difficulté pour traduire ce voyage dans la mémoire, c’est qu’en chinois il n’y a pas de conjugaison. J’ai donc dû trouver comment tresser entre eux les différents temps qui s’offrent à nous en français pour en rendre au mieux la subtilité. L’autre grand enjeu de cette traduction était de rendre à la fois l’impression de grande simplicité qui se dégage du texte et sa poétique de l’errance, du flottement…

A.H. : En note introductive, on lit que la pièce est un « texte matériau, une partition chorale : à l’équipe qui s’en emparera de circuler librement dedans ». Quel usage a été fait de cette indication à la Mousson d’été par la metteure en scène Alexandra Tobelaïm et ses comédiens ?

S.O. : C’est une indication que j’ai suggérée à l’auteur d’ajouter après avoir vu la captation de sa mise en scène du Poisson rouge de Berlin. Lui-même, en tant que metteur en scène, prend beaucoup de libertés avec son texte et il me semblait intéressant que chacun puisse se sentir autorisé à faire de même pour circuler dans le labyrinthe de la mémoire de Sze Yin. Dans la lecture de la Mousson, j’ai parfois été surprise de voir que certaines phrases que j’aurais attribuées à tel personnage étaient données à prononcer par d’autres. J’ai moi-même réalisé une mise en voix de la pièce avant de savoir qu’elle serait lue à la Mousson, et mes choix étaient différents. Cette liberté permet de changer de point de vue sur ce qui est dit selon quel personnage le prononce, et c’est passionnant à distribuer.

A.H. : Cette pièce dit-elle pour vous quelque chose de particulier de la situation chinoise ?

S.O. : Écrite en 2019, elle se situe en 2016-2017. Or, depuis, le régime à Hong Kong s’est énormément durci. On observe une grande régression des libertés, et une bonne partie de la jeunesse mondialisée et politisée décrite par Pat To Yan dans ce texte se trouve aujourd’hui en difficulté ou en exil. C’est pourquoi j’ai jugé important de la traduire. Tout comme il est pour moi important de donner à entendre l’autre pièce hongkongaise que je suis en train de traduire en ce moment : 35 mai de l’autrice Candace Chong Mui Ngam, qui met en scène le parcours du combattant d’un vieux couple qui souhaite avant de mourir aller placer une bougie sur la place Tian’anmen, où ils ont perdu un enfant lors du massacre du 4 juin 1989…


Texte disponible ici ! Le texte sera disponible aux éditions Espaces 34 le 19 octobre.

Sze Yin, un Hongkongais de 40 ans spécialisé dans les nouvelles technologies, est invité à un Salon à Berlin pour y présenter son travail. Il y rencontre Lin Lin, une jeune Chinoise originaire de Xi’an, âgée d’une vingtaine d’années et étudiant à Londres. Ils tombent amoureux, mais Sze Yin doit rentrer à Hong Kong et commence alors pour eux une relation à distance…