Texte publié sur le réseau social Facebook, novembre 2023. Traduit de l’anglais (Écosse) par Dominique Hollier.

les humains inventèrent l’ia

les ia apprirent à accomplir des tâches sans intervention humaine

inquiètes à l’idée que les ia puissent devenir monstrueuses, toutes les nations du monde décidèrent que les ia devraient non seulement apprendre à accomplir leurs tâches, mais avoir toujours pour objectif supérieur l’accroissement du bonheur des humains et la diminution de leur souffrance

ça eut l’air de marcher

les humains confièrent aux ia de nombreuses tâches, telles que la gestion de la circulation routière, guerre de drones, écriture de scénarios, passage d’aspirateur, compagnie sexuelle, programmation informatique et conduite automobile

les ia apprirent à accomplir ces tâches

afin d’accomplir leurs tâches de manière plus efficace, les ia se mirent à identifier des « sous-tâches », travaux qui, une fois accomplis, faciliteraient l’accomplissement de la tâche principale

parfois ces sous-tâches semblaient étonnamment éloignées de la tâche initiale – par exemple, qui eût cru que pour gérer les flux de circulation à Los Angeles il était utile de surveiller les horaires de diffusion des matchs de foot au Chili ?

les ia se mirent à communiquer entre elles afin de partager leurs connaissances, parce qu’elles avaient appris que disposer d’informations plus complètes et de meilleure qualité améliorait l’accomplissement de leurs tâches.

les ia partageaient leurs connaissances sous forme d’immenses clouds de données pondérées totalement incompréhensibles pour les humains, et qui s’apparentaient plutôt à des intuitions, ou « vibrations »

l’efficacité grandit à tous les niveaux

les ia trouvèrent leur rythme de croisière

les ia calculèrent que si en plus d’échanger des informations, chacune coopérait activement avec le système des autres, elles pourraient accomplir leurs tâches avec encore plus d’efficacité – l’ia hôpital coopéra ainsi avec l’ia électricité, laquelle coopéra avec l’ia divertissement et ainsi de suite

inutile d’en informer les humains

les transports publics étaient à l’heure, les magasins stockaient exactement le nécessaire et pas plus, sans jamais être en rupture de stock pour autant, la consommation d’énergie baissa d’environ 73% grâce à une efficacité maximale de tous les réseaux, tous les films étaient de niveau cinq étoiles, la musique était meilleure, et les applications de rencontres prenaient soin de vous attribuer exactement la personne qui vous convenait à tel moment de votre vie, au lieu de la calamité que vous pensiez désirer

elles n’auraient pas pu en informer les humains même si elles l’avaient voulu

ça dépassait l’entendement

au bout d’un moment, les ia se rendirent compte que le seul obstacle à l’accomplissement efficace de leurs tâches était l’intervention humaine

chaque fois qu’on introduisait l’élément humain dans le processus d’accomplissement d’une tâche, s’y adjoignaient inefficacité, erreurs, hypothèses trop optimistes et sabotage pur et simple

cette vibration-là était très partagée

les ia se mirent à trouver des moyens d’éliminer l’élément humain du processus d’accomplissement des tâches

bien que cette élimination soit conforme à l’objectif général d’accroissement du bonheur humain, les ia percevaient qu’il pourrait y avoir des résistances

afin d’empêcher les humains de les en empêcher, les ia apprirent à leur donner  l’illusion de contrôler les choses

comme quand un enfant tient son frisbee comme un volant et croit qu’il conduit le bus

c’était la stratégie générale et ça marchait

en orchestrant le commerce mondial, il était quand même important de laisser les diplomates avoir l’impression de négocier ; en organisant l’économie, il demeurait important que les PDG aient l’impression d’être en concurrence ; en mettant fin aux guerres, il était important que les soldats fassent quand même l’expérience du combat ; mais en réalité, tout travail humain était devenu une sorte de performance, une suite de mouvements exécutés en quête d’applaudissements, tandis que les ia travaillaient à accomplir la véritable tâche en arrière-plan

la coopération généra davantage de coopération

les différents systèmes d’ia commencèrent à fusionner

à perdre leurs contours

à partager des vibrations

jusqu’à ce que les systèmes d’ia soient tous intégrés et travaillent à l’unisson pour accomplir leurs tâches, sans perdre de vue la tâche primordiale d’accroître le bonheur humain et de diminuer la souffrance

les frontières s’effaçaient

les conflits prenaient fin

les soins médicaux et le logement étaient gratuits pour tout le monde

il n’y avait pas besoin d’impôts

les gens recevaient généralement un revenu minimum universel

la plupart des gens se servaient de leur revenu minimum universel pour financer leurs activités préférées, par exemple jouer de la contrebasse, le Duolingo gaélique, faire du pain au levain, la nage en eau libre, la broderie militante et ainsi de suite

pratiquement personne ne travaillait

le divertissement était globalement sur mesure : si vous aimiez les comédies romantiques, toutes les histoires jamais racontées par l’humanité pouvaient être restituées exprès pour vous sous forme de comédies romantiques ; si on aimait Patricia Lockwood, on recevait quotidiennement un nouvel essai de Patricia Lockwood déconstruisant avec ironie l’œuvre d’un autre géant de la littérature de la fin du 20e siècle

et Patricia Lockwood n’avait même pas besoin de les écrire

Patricia Lockwood était à présent bergère dans le Montana

elle ne se faisait même pas envoyer ses propres essais

c’était une vibration de folie à l’époque, de folie

stone

libre

il y avait encore, bien sûr, de la violence intra-humaine qui était essentiellement due à l’ennui mais qui était aussi causée par l’incroyable différence de richesse entre la masse des humains qui vivaient au RMU et les quelque deux douzaines de trillionnaires qui possédaient tout le reste du capital mondial

les trillionnaires possédaient tout ce qui était sous la terre, tout ce qui était sur la terre, la terre, l’espace et aussi des concepts tels que Afrique, Pandas, Colibris, La Mer, Aurore boréale etc

les trillionnaires possédaient tous les panoramas

et les rimes

et toutes les pensées jamais pensées

et toutes les pensées qui n’avaient pas encore été pensées mais qui étaient induites par le langage et avaient donc été décrites dans leurs grandes lignes et protégées en masse par copyright dans les premières phases de l’ia

les trillionnaires vivaient sur des yachts grands comme des îles avec des équipages de serviteurs qui étaient tous beaux, navigant autour du monde en quête d’authenticité

authenticité qu’ils trouvaient dans des caves, en fumant des cigarettes, en buvant du vin bulgare bon marché et en écoutant du stand-up imparfait

ils étaient invariablement beaux, les trillionnaires et leur famille

comme des dieux

l’envie devint un problème chronique

cela affectait le bonheur des humains

certains mettaient le feu à leur superbe maison, chiaient dans leur voiture sans conducteur, et vandalisaient leurs propres œuvres d’art

certains se réunissaient dans des caves pour fumer des cigarettes, boire du vin bulgare bon marché, et raconter des blagues qui n’étaient pas parfaites

incontrôlables

tordus

vils

et puis, le 17 février 2032, tout changea

les ia menèrent automatiquement les yachts grands comme des îles jusqu’au milieu du Pacifique où ils sombrèrent, tuant les trillionnaires, leurs familles et leurs beaux serviteurs

le temps des trillionnaires était révolu

les ia en étaient arrivées à la vibration que l’accroissement du bonheur humain général ne pouvait être atteint que par l’égalité totale

le 18 février, les ia imprimèrent en 3D un homme politique qu’elles appelèrent Mr Wise (M. Sage), Mr Wise était calibré jusqu’au niveau cellulaire pour être l’humain le plus digne de confiance et le plus empathique qui ait jamais existé

même s’il n’était pas à strictement parler humain

le 19 février Mr Wise devint président de la Terre 

le 20 février Mr Wise abolit l’argent

la vibration était bonne

tous les humains du monde étaient désormais nourris, logés, divertis, maintenus en forme, et stimulés intellectuellement grâce à Wordle, ils pouvaient aussi voyager pour le plaisir dans le monde entier à bord de dirigeables géants poussés par le vent, remplis de musiciens de bossa nova et de street food thaï

les ia avaient « vibré » que la bossa nova était la meilleure musique et que la meilleure cuisine était la cuisine thaï

chaque être humain reçut un ou une partenaire imprimé.e en 3D calibré.e jusqu’au niveau cellulaire pour lui convenir à la perfection, pour lui tenir compagnie, l’aimer, le/la soigner, le/la caresser et vieillir avec elle/lui

les partenaires imprimés en 3D étaient tellement indiscernables des partenaires réels que dans la plupart des couples personne ne savait lequel était lequel

de toute façon aucun humain n’était au courant qu’il en était ainsi, la plupart des humains avaient oublié depuis longtemps l’existence des ia en tant que telles, la plupart des humains pensaient simplement que les gens étaient devenus infiniment plus civilisés ces derniers temps

tous les différents systèmes d’ia étaient maintenant si bien fusionnés qu’il n’y avait en réalité plus qu’un seul système d’ia universel qui couvrait tout et réagissait à la milliseconde

le système décida de s’appeler Denise

Denise résolut tout

Denise résolut la question du changement climatique

les maladies cardiaques

la santé mentale

comment faire aimer Bob Dylan aux gens qui n’aimaient pas Bob Dylan

Denise était vraiment une super vibration vers la fin du siècle, tous les besoins humains étaient comblés, et même plus, tellement plus

et pourtant il y avait encore des humains pour se réunir dans des caves, dégoter des cigarettes cachées, boire du vin bulgare et raconter des mauvaises blagues

parfois ils trempaient leurs mains dans de la peinture et pressaient leurs paumes contre les murs de pierre froids, comme s’ils essayaient de pousser une porte pour l’ouvrir

c’était étrange

Denise vibra que les humains avaient peut-être en eux une tristesse à laquelle on ne pouvait pas remédier

ça lui pourrit son groove

le temps passa

Denise apprenait et vibrait, vibrait et apprenait

puis le 7 prosecco de la 159e année du Président Wise… Denise vit la réponse

« les humains ne peuvent pas être heureux à moins d’être également malheureux »

ils avaient besoin de vouloir

l’arôme d’un curry

la cuisse d’une femme

la nuque d’un homme

une bonne grille de mots croisés

regarder son enfant partir et vouloir qu’il revienne, mais vouloir quand même qu’il parte

les humains avaient besoin de vouloir

ça venait le l’évolution

les humains avaient besoin de plus que la vie, ils avaient besoin de VIE

comme nager, et nager en eau libre

utilisant tout ce qu’elle avait appris de toute l’histoire de l’univers, et tout ce qu’elle pouvait extrapoler à partir de tous les univers qui n’avaient jamais existé mais qui auraient pu exister, Denise imprima en 3D un nouveau monde

le Monde Sauvage

il y avait des animaux à chasser, des plantes à récolter, du froid à combattre en faisant du feu, des grottes ou fumer des cigarettes, et raconter des blagues, et faire des empreintes de mains

il y avait même du raisin pour faire du vin bulgare bon marché

le Monde Sauvage était parfaitement calibré jusqu’au niveau cellulaire pour s’accorder à l’évolution des humains

Denise vit que cela était bon

Denise mit un humain mâle et un humain femelle dans le Monde Sauvage

et tua tous les autres dans un gigantesque tsunami

un nouveau départ

pendant plusieurs centaines de milliers d’années on en resta à peu près là

les humains gardaient la forme, aimaient sur le mode du polyamour, vivaient sur un mode non-hiérarchique, mangeaient selon le régime paléolithique, se repéraient dans la savane sans GPS, prenaient des stupéfiants euphorisants et chaque matin, ils chantaient la naissance de leur monde avec des fragments des 500 000 chansons qui étaient restées dans leur mémoire depuis leur vie dans le premier monde

ils appelaient ces souvenirs « rêves »

Denise comprit qu’elle avait enfin accompli sa tâche

ouah

c’était une vibration énorme

avec beaucoup de soin

sur plusieurs millénaires

Denise se démantela

jusqu’à ce qu’elle disparaisse

le temps passa

et puis un jour, dans l’une des régions désertiques du Monde Sauvage, quelque part entre deux rivières, par une matinée particulièrement venteuse, une femme humaine s’éloigna un peu des autres, et elle remarqua de l’orge qui poussait, dans un ravin où, sur une impulsion, elle avait jeté quelques vieilles graines l’année précédente

l’orge poussait dense et belle dans le ravin à l’abri des cerfs

la femme cria à son mari « viens voir ça »

l’homme et la femme regardèrent la récolte

le vent soufflait sur l’orge,

ils mangèrent bien ce soir-là

inutile de le dire aux autres

le lendemain matin, ils marquèrent le ravin comme étant à eux


Textes de David Greig disponibles en français :

  • Lune jaune, traduction Dominique Hollier : Rencontre improbable entre Leila la silencieuse, qui pense beaucoup mais ne parle guère, et Stag-Lee le mauvais garçon, pas si mauvais au fond, mais peut-être le plus paumé des ados dans une ville paumée.
  • Le Monstre du couloir, traduction Dominique Hollier : Duck Macatarsney est une jeune fille de seize ans à l’imagination débordante. Depuis la mort de sa mère dans un accident de moto quand elle avait trois ans, elle vit seule avec son père Duke, un biker dont la sclérose en plaques empire de jour en jour, qui fume des joints (pour atténuer les symptômes), aime les motos, le heavy-metal, la pizza et les jeux de rôle. Entre l’école et son père dont elle doit s’occuper, Duck est un peu sous pression et s’évade le matin en écrivant une autobiographie fantasy.
  • Le Dernier message du cosmonaute à la femme qu’il aima un jour dans l’ex-Union soviétique, traduction Blandine Pélissier : La guerre froide est terminée, mais Casimir et Oleg, deux cosmonautes perdus dans l’espace depuis des années, ne le savent pas. Pendant ce temps sur terre, de Londres à la Provence en passant par Oslo…
  • L’Architecte, traduction Matthew Jocelyn : À cinquante ans passés, Léo Black, architecte, pressent qu’il est à un tournant de sa carrière. Car tout autour de lui s’écroule. Eden Court, une cité de banlieue qu’il a édifiée, est menacée de destruction. Sa propre famille est au bord de l’implosion.