En juin 2004, Caridad Svich s’entretenait avec Jon Fosse pour le Brooklyn Rail à l’occasion de la création américaine de Et la nuit chante. Le prix Nobel de littérature 2023 y évoquait alors son rapport au théâtre et à la langue. Sur le Ring partage ici des extraits de cet échange.

Traduit par Séverine Magois

Caridad Svich est une autrice dramatique américaine, également essayiste et traductrice.

« Quand le théâtre est vraiment beau, lors de ces brefs instants lumineux, fulgurants, remplis d’une perception que vous comprenez et qu’en même temps votre être tout entier ne parvient pas à expliquer facilement, on dit en Hongrie qu’un ange passe par la scène 1. »

« J’ai besoin de voir l’eau pour écrire »

(…) Je suis convaincu que d’avoir grandi dans une petite localité au bord du fjord de Hardanger, dans l’ouest de la Norvège, a fortement influencé mon écriture. À un point que je ne mesure sans doute pas. C’est un peu comme l’histoire du poisson qui ignore tout de la mer. À seize ans, j’ai quitté la maison pour aller au lycée dans une autre petite ville, bien plus grande que celle de mon enfance. Trois ans plus tard, je suis allé vivre dans une ville encore plus grande pour y poursuivre mes études : Bergen, la deuxième ville de Norvège. J’y vis toujours. La plupart du temps, j’écris non pas là où j’ai grandi – un endroit où je retourne assez rarement – mais dans un chalet au nord de Bergen avec une vue sur le fjord semblable à celle que j’avais sous les yeux lorsque j’étais enfant. Et ce simple “détail”, cette vue sur le fjord, me semble crucial pour mon écriture. D’une certaine façon, j’ai besoin de voir l’eau pour écrire.

Une chose encore a eu sur mon écriture une influence manifeste, c’est la manière dont on s’exprime dans ces régions rurales de Norvège, où les gens ont la réputation de parler peu. Ce sont des gens assez taiseux, comme les personnages de mes pièces. Ils sont réputés pour ne presque jamais exprimer leurs sentiments, alors qu’en réalité ils ont des sentiments très forts, et ces sentiments ressortent d’une manière ou d’une autre à travers d’autres mots. Là-bas, vous pouvez parler avec des mots très simples, mais en creux, il se dit autre chose, qui peut exprimer la compassion ou le dégoût, la familiarité ou encore la distance.Cela explique peut-être pourquoi on dit souvent que les gens, là où j’ai grandi, utilisent l’ironie. Et c’est vrai ! Ils ne disent jamais ce qu’ils pensent ou ressentent, ils disent autre chose. Leur parole est au moins double.

« Le plus important est impossible à dire avec les mots »

(…) Ce que le langage peut exprimer ne représente qu’une infime partie de ce qui est. Pour moi, c’est une évidence. Et mes pièces, je crois, ne disent pas autre chose : le plus important est impossible à dire avec les mots. Et pour y parvenir, l’écriture doit aller au-delà des mots : tout se joue dans les silences, les pauses, les ruptures.

On dit souvent des personnages de mes pièces qu’ils n’arrivent pas à communiquer. Dans un sens, c’est assez juste. Et en même temps, ça ne l’est pas du tout car je crois, au contraire, qu’ils se comprennent si bien qu’il ne leur est pas nécessaire d’aller au bout de leurs phrases. J’ai souvent l’impression que les personnages sont en quelque sorte clairvoyants.

(…) Il est illusoire de croire qu’il suffit de bien communiquer pour que tous les problèmes soient résolus. Le philosophe allemand Adorno disait que l’art est l’opposé de la communication. Il y a là une part de vérité. Et cette vérité concerne aussi la vie.

« Le théâtre est traduction »

(…) Le théâtre est traduction. Toute personne impliquée dans le théâtre est toujours dans une forme de traduction. La pièce est traduite, les acteurs traduisent leurs rôles, tout comme ils se traduisent les uns les autres en jouant, et ainsi de suite. La traduction est un processus à la fois ouvert et fermé. Quand je traduis une pièce de l’allemand au norvégien, j’essaie toujours de rester aussi fidèle que possible à l’original. Bien sûr, je peux être amené à opérer des changements, mais je ne le fais jamais pour le plaisir de changer, mais pour me rapprocher de ce que je ressens être la qualité objective de la pièce, de sa rigueur intrinsèque, de l’essence artistique qui lui est propre. Je pense qu’il en va de même pour le jeu de l’acteur, pour la mise en scène, etc.

Il y a comme une forme abstraite, un mouvement abstrait dans une pièce. Ce mouvement, et je ne comprends pas très bien comment, est l’une des composantes les plus importantes de la pièce. Il a beaucoup à voir avec le rythme du dialogue : qui parle, parle-t-il peu ou beaucoup, de quoi est faite la réponse, est-elle courte, longue, etc. Ce mouvement peut être beaucoup plus clair quand on voit un spectacle dans une langue qu’on ne comprend pas du tout. La première fois que j’en ai fait l’expérience, j’ai eu un choc. C’était à l’occasion d’une lecture de Quelqu’un va venir à Prague. La structure abstraite, rythmique et émotionnelle était soudain visible pour moi. Je pouvais la voir. D’un autre côté, cette structure n’est pas du tout abstraite, mais bien concrète. Elle porte en elle, de manière concrète, la musique émotionnelle de la pièce. Et la compréhension qu’on a du théâtre n’est-elle pas, dans une large mesure, non pas conceptuelle, mais émotionnelle ?

« Un art qui se partage »

(…) En principe, je ne me mêle jamais des créations de mes pièces. Je préfère rester à l’écart. S’il m’arrive d’assister à une répétition, je suis, dans la mesure du possible, tout à fait honnête avec le metteur en scène. Mais bien évidemment, au bout du compte, le spectacle appartient à la fois au metteur en scène, à l’auteur, et surtout aux acteurs, pour ne citer qu’eux. Le théâtre est un assemblage. Un art qui se partage. Et quand il devient grand, il y a comme une totalité à laquelle nous appartenons tous, mais qui n’appartient pas plus à l’un qu’à l’autre d’entre nous.

Le théâtre est une forme d’art très ancienne. Il existait avant le capitalisme, avant le communisme, avant l’industrialisme, avant la production de masse. C’est peut-être parce qu’il est prémoderne que le théâtre est en phase avec notre temps.


1. Citation tirée du texte « Quand un ange passe par la scène », traduit par Terje Sinding.