Texte paru dans le programme de Namnet (Le Nom), de Jon Fosse, créé le 27 mai 1995, à la Nationale Scene de Bergen, Norvège.

Traduit par Terje Sinding

C’est autre chose que le fond, ce dont parle l’art, qui détermine de manière décisive la qualité de l’œuvre. Cette « autre chose », on lui donne généralement le nom de forme. Et la forme est importante. Et pourtant, la forme, ai-je fini par me rendre compte, n’est pas plus importante que le fond.
Peut-être la forme et le fond, dans une véritable œuvre d’art, sont-ils si étroitement mêlés qu’il est impossible de les séparer : le fond est forme, la forme est fond.
Davantage que le fond, et que la forme qu’il revêt, c’est autre chose qui détermine de manière décisive la qualité de l’œuvre. Quelle est cette « autre chose » ?

Peut-être s’agit-il de cette voix que l’on peut toujours distinctement entendre dans toute véritable œuvre d’art.
Très tôt j’ai remarqué dans la littérature cette voix qui était là mais qui, paradoxalement, ne disait rien elle-même. Ce qui est étrange, c’est que, de la bonne littérature écrite, montait une voix qui n’était pas orale, qui ne disait rien de précis, qui était là, seulement, comme quelque chose que l’on pouvait entendre, comme une parole sans paroles qui venait de loin.

Et alors, ce qui m’a frappé, c’est que cette voix était précisément liée à l’écriture. Et c’est pourquoi je l’appelle la voix de l’écriture. Dans la bonne littérature on entend toujours la voix de l’écriture. Elle ne peut être réduite au fond ni à la forme, mais elle est liée à ce véritable tout que constituent la forme et le fond, et qui est l’écriture littéraire elle-même. Pour moi, l’art fut donc lié à cette voix presque inhumaine dans sa parole modeste.

Et ce qui est paradoxal et étrange, c’est que cette voix est là, et qu’elle ne dit rien. C’est une voix muette. Une voix qui parle en se taisant. Il s’agit d’une voix qui, en quelque sorte, vient de tout ce qui n’est pas dit, c’est une voix qui vient du silence et qui devient audible par moments à travers ce que disent les autres, le narrateur et les personnages d’un roman, par exemple, ou les personnages d’une pièce de théâtre. Je serais tenté de croire que c’est dans l’écriture dramatique que cette voix qui elle-même ne parle pas et qui pourtant est présente, est apparue pour la première fois. Car dans la littérature épique et lyrique orale, une voix singulière était si présente que cette autre voix qui ne parle pas pouvait difficilement se faire entendre.

Mais dans la littérature écrite, si c’est de la bonne littérature, cette voix silencieuse est présente, comme elle l’est également, bien sûr, dans une bonne pièce de théâtre.

Autrefois, lorsque j’ai essayé de trouver un concept qui puisse aider à comprendre le roman, c’est cette voix, celle que j’appelle la voix de l’écriture, qui m’a paru être le concept le plus important pour comprendre le roman. Mais je ne pouvais pas en dire grand-chose. Car en un sens elle ne se laisse pas saisir, elle n’est pas faite pour être saisie, elle est au contraire ainsi faite qu’elle apparaît comme insaisissable.

Je me suis seulement aperçu que la voix était présente dans la littérature que j’aimais, et qu’elle se faisait le plus distinctement entendre – c’est encore un paradoxe – dans la littérature qui pouvait paraître la moins orale, la plus écrite, dans des romans « polyphoniques », par exemple – mais je ne pouvais pas en dire grand-chose d’autre (par la suite, le poète et philosophe français Maurice Blanchot m’a aidé à comprendre de quelle sorte de voix il s’agissait – je n’entrerai pas ici dans les détails, mais ce que je dis est certainement influencé par sa pensée). Et le théâtre ?

Je serais tenté de croire qu’on peut le comprendre de la même manière. Et je serais en effet tenté de croire que c’est là que la parole de cette voix muette s’est d’abord fait entendre.

Une partie de mon aversion pour le théâtre était sans doute liée au fait que le théâtre ne me paraissait offrir que de la culture, et non pas de l’art. Le théâtre ne proposait qu’un espace pour ce qui , à mes yeux, n’était qu’une manifestation culturelle assez pénible.

Aucune voix, comme celle dont je parle, ne s’y faisait entendre. Ou presque jamais une telle voix ne s’y faisait entendre. Et pourtant il m’était arrivé, au théâtre, de m’apercevoir que cette voix que je pouvais entendre dans la bonne littérature était là également – et je ne cacherai pas que c’était dans des mises en scène de pièces écrites par Samuel Beckett et Lars Norén.

Mais le plus souvent, lorsque j’allais au théâtre, je n’y trouvais qu’un consensus culturel, du bavardage sur des sujets dont il était également question dans les journaux et à la télévision, ou alors des inventions formelles d’un modernisme vain. L’un était sans doute destiné à un public plutôt âgé et élégant, l’autre à des spectateurs plutôt jeunes et vêtus de noir. Le premier se donnait dans ce qu’on appelle les « institutions », le second dans les lieux les plus surprenants à travers les villes.

Aller au théâtre était pour moi devenu synonyme de quitter le théâtre – à l’entracte. Je devais le plus rapidement possible m’échapper de ce poisseux consensus culturel qui menaçait de manière aiguë de m’ôter tout courage de vivre. Et pourtant, j’avais eu l’expérience d’un théâtre capable de franchir la distance qui sépare la culture de l’art – et lorsque le théâtre devenait de l’art, il le devenait pour de bon. Cette expérience, je l’avais eue. Et lorsque cela se produisait, on rencontrait quelque chose, une voix silencieuse bien singulière que l’on n’avait jamais rencontrée auparavant. On était véritablement marqué par une voix muette, et la vie, à la suite de la rencontre avec cette voix, n’était plus comme avant.
[…]
Lorsque le théâtre – du moins le théâtre que j’imagine – délaisse cette culture qu’il a tant de mal à transcender, et devient de l’art, ce n’est donc pas son fond inédit qui est transcendant, et ce n’est pas non plus sa forme, le fait que l’on y rencontre une forme que l’on n’avait jamais rencontrée auparavant (car en un sens le fond est toujours neuf, dans n’importe quelle pièce, aussi mauvaise soit-elle, et en un sens la forme elle aussi est toujours neuve, et cela d’une représentation à l’autre, d’une soirée à l’autre), ce qui, au contraire, fait que le théâtre puisse transcender la culture et devenir de l’art, c’est tout simplement que l’on y entende une voix que l’on n’a jamais entendue auparavant.
Cette voix, je l’appelle la voix de l’écriture. Et ce n’est que lorsque le théâtre devient une sorte d’écriture scénique, que cette voix se fait entendre, alors qu’elle parle sans parler, à travers l’état que les changements scéniques créent par leurs minuscules mouvements linguistiques et gestuels, par leurs motifs et leurs images stylisés.
Alors on entend la parole muette, lourde de significations inconnues.

Et c’est alors une voix qui parle sans parler, mais ce n’est guère une voix humaine, ce n’est en tout cas ni la voix de l’auteur ni celle du metteur en scène, c’est plutôt une voix qui vient de très loin.